capillarité

Autour d’une maison, l’eau ne songe qu’à défier les lois de la gravité : elle veut monter.

Pour ce faire, tous les moyens sont bons.

Le meilleur, c’est la capillarité.

L’eau venue des drains bouchés goutte du sommet des murs.

Jean-Jacques Bonvin, La résistance des matériaux, Melchior, p. 57.

Guillaume Colnot, 9 nov. 2002
rompre

À un certain degré de détachement ou de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 34.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
délivrance

Tout au long de ces poèmes, dont la suite couvre l’essentiel de notre histoire nationale, on peut reconnaître, dans un sentiment intense de familiarité, les archétypes mêmes de nos grands moments poétiques, du Moyen Âge aux surréalistes, à Éluard (à l’exception des classiques décidément étrangers à toute circulation populaire). De ce qu’on est convenu d’appeler la grande littérature, ces textes ont les audaces essentielles : le raccourci, l’irrationnel, l’aplomb d’un langage qui ne s’étonne ni ne s’émerveille jamais de lui-même et refuse la complaisance rhétorique, en bref un état merveilleux d’inéloquence que nous avions accoutumé de reconnaître comme le pouvoir des très grands auteurs. Voyez un détail, par exemple : comme la chute de tous ces poèmes est pudique, hostile au coup de trompette des clausules traditionnelles.

On aimerait imaginer une philosophie de l’histoire littéraire qui donnerait à la suite de nos poètes connus cette table de poèmes populaires comme un archétype platonicien de la poésie : nous avons bien ici une idée de la littérature, dont les belles-lettres sont comme le reflet historique. En lisant au hasard parmi les proverbes populaires qui terminent ce Trésor : Dieu mesure le vent aux brebis dépouillées, ou La clef qui sert est toujours claire, est-ce que je n’accomplis pas en moi un état d’évidence immédiate, un sentiment de nutrition, de délectation qui fondent la littérature comme une parole de délivrance et de bonheur ?

Roland Barthes, « Trésor ouvert, trésor retrouvé », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 571.

David Farreny, 17 nov. 2004
résistance

Or rien de tout cela, j’en suis maintenant persuadé, n’est l’effet d’accidents, de malveillance ou de malchances ponctuelles. Non, c’est écrit. C’est écrit dans mon tempérament, dans ce qui fait mes rapports avec la réalité, dans les limites de mes talents ; comme sont écrites aussi, heureusement, une curieuse obstination, qui fait mon infortune, sans doute, mais qui fait aussi ma résistance à ses piques : une inlassable curiosité du monde ; une splendide obsession sexuelle ; et une paradoxale joie de vivre.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 351.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
presque

Tu attends, tu espères. Les chiens se sont attachés à toi, et aussi les serveuses, les garçons de café, les ouvreuses, les caissières des cinémas, les marchands de journaux, les receveurs d’autobus, les invalides qui veillent sur les salles désertées des musées. Tu peux parler sans crainte, ils te répondront chaque fois d’une voix égale. Leurs visages maintenant te sont familiers. Ils t’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que ces simples saluts, ces seuls sourires, ces signes de tête indifférents sont tout ce qui chaque jour te sauve, toi qui, toute la journée, les a attendus, comme s’ils étaient la récompense d’un fait glorieux dont tu ne pourrais parler, mais qu’ils devineraient presque.

Georges Perec, Un homme qui dort, Denoël, p. 119.

David Farreny, 4 oct. 2005
manivelle

Le Nombre augmente.

Uniformément l’œuf, par myriades, l’œuf, les sorties de l’œuf ; famille pour les besoins de l’œuf, famine pour les besoins de l’œuf, chaîne sans fin, manivelle venue des désirs. Que d’ovaires offerts de par le monde !

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1182.

David Farreny, 7 août 2006
fête

« Oh ! l’amour, tu sais… Le corps, l’amour, la mort, ces trois ne font qu’un. Car le corps c’est la maladie et la volupté, et c’est lui qui fait la mort, oui, ils sont charnels tous deux, l’amour et la mort, et voilà leur terreur et leur grande magie ! Mais la mort, tu comprends, c’est d’une part une chose mal famée, impudente qui fait rougir de honte ; et d’autre part c’est une puissance très solennelle et très majestueuse — beaucoup plus haute que la vie riante gagnant de la monnaie et farcissant sa panse —, beaucoup plus vénérable que le progrès qui bavarde par les temps —, parce qu’elle est l’histoire et la noblesse et la pitié et l’éternel et le sacré qui nous fait tirer le chapeau et marcher sur la pointe des pieds… Or, de même le corps, lui aussi, et l’amour du corps, sont une affaire indécente et fâcheuse, et le corps rougit et pâlit à sa surface par frayeur et honte de lui-même. Mais aussi il est une grande gloire adorable, image miraculeuse de la vie organique, sainte merveille de la forme et de la beauté, et l’amour pour lui, pour le corps humain, c’est de même un intérêt extrêmement humanitaire et une puissance plus éducative que toute la pédagogie du monde !… Oh ! enchantante beauté organique qui ne se compose ni de peinture à l’huile ni de pierre, mais de matière vivante et corruptible, pleine du secret fébrile de la vie et de la pourriture ! Regarde la symétrie merveilleuse de l’édifice humain, les épaules et les hanches et les côtes arrangées par paires, et le nombril au milieu dans la mollesse du ventre, et le sexe obscur entre les cuisses ! Regarde les omoplates se remuer sous la peau soyeuse du dos, et l’échine qui descend vers la luxuriance double et fraîche des fesses, et les grandes branches des vases et des nerfs qui passent du tronc aux rameaux par les aisselles, et comme la structure des bras correspond à celle des jambes. Oh ! les douces régions de la jointure intérieure du coude et du jarret, avec leur abondance de délicatesses organiques sous leurs coussins de chair ! Quelle fête immense de les caresser, ces endroits délicieux du corps humain ! Fête à mourir sans plainte après ! Oui, mon Dieu, laisse-moi sentir l’odeur de la peau de ta rotule, sous laquelle l’ingénieuse capsule articulaire secrète son huile glissante ! Laisse-moi toucher dévotement de ma bouche l’Arteria Femoralis qui bat au fond de la cuisse et qui se divise plus bas en deux artères du tibia ! Laisse-moi ressentir l’exhalation de tes pores et tâter ton duvet, image humaine d’eau et d’albumine, destinée pour l’anatomie du tombeau, et laisse-moi périr, mes lèvres aux tiennes ! »

Il n’ouvrit pas les yeux après avoir parlé ; il resta tel sans bouger, la tête dans la nuque, les mains, qui tenaient le petit porte-mine en argent, écartées, tremblant et vacillant sur ses genoux. Elle dit :

« Tu es en effet un galant qui sait solliciter d’une manière profonde, à l’allemande. »

Et elle le coiffa du bonnet de papier.

« Adieu, mon prince Carnaval ! Vous aurez une mauvaise ligne de fièvre ce soir, je vous le prédis ! »

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 392-393.

David Farreny, 3 juin 2007
dehors

La joie vient de se retrouver dehors quand on s’est perdu dedans.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, p. 514.

David Farreny, 3 mars 2009
oh

Oh, les romans-feuilletons, les romans-feuilletons ! Récemment, on a pu lire en plein milieu d’un texte cette formulation minable : « … tel un lion, lentement il tourna sa tête… » – le lendemain on aurait dit qu’une bonne moitié des passagers avait le torticolis ; ils battaient des paupières et ronflaient avec un air de dédain et comme au ralenti. Et ce même jour, les jeunes filles aussi on ne savait plus par quel bout les prendre ; elles semblaient toutes avoir oublié leur mouchoir, et nous les hommes, elles nous transperçaient de regards on ne peut plus insolents. J’appris seulement par la suite qu’il était écrit au même moment dans la gazette concurrente : « … elle renifla avec insolence… »

Arno Schmidt, « Que dois-je faire ? », Histoires, Tristram, p. 76.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
et

Pivoines épanouies : rose chiffonné.

Glas : effacement progressif et lent du son.

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 33.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
syntaxe

Car chaque journée est un rêve incohérent qui ne se tient que grâce à la syntaxe.

Éric Chevillard, « mercredi 4 mai 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 mai 2016
compagnie

Jour après jour, week-end après week-end, j’enviais secrètement l’aptitude de mes amis à s’amuser ensemble et les méprisais pour ne pas envier mon inaptitude à m’amuser avec eux. Je m’en voulais surtout de mon impuissance à planter là leur ennuyeuse compagnie, effrayé encore et toujours de penser qu’ayant été de trop, je ne manquerais à personne. Mais je sentais venir la rupture.

Frédéric Schiffter, « Je chute, donc je pense », Pensées d'un philosophe sous Prozac, Milan.

David Farreny, 12 mai 2024

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