fluide

Et elle passe ses journées dans l’attente de visites qui ne viennent guère, car l’attente, la dépendance, dans la vie sociale comme dans l’amour, dégagent un fluide invisible et impalpable qui dissuade les êtres de s’empresser auprès de ceux qui souhaitent trop leur présence, et dont ils se disent, plus ou moins consciemment, pour cette raison même, qu’ils les attendront toujours.

Renaud Camus, « samedi 20 juillet 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, p. 347.

David Farreny, 3 juil. 2005
paternité

Enfin, est-ce nous qui créons la forme ou est-ce elle qui nous crée ? Nous avons l’impression de construire. Illusion : nous sommes en même temps construits par notre construction. Ce que vous avez écrit vous dicte la suite, l’œuvre ne naît pas de vous, vous vouliez écrire une chose et vous en avez écrit une autre tout à fait différente. Les parties ont un penchant pour le tout, chacune d’elles vise le tout en cachette, tend à s’arrondir, cherche des compléments, désire un ensemble à son image et à sa ressemblance. Dans l’océan déchaîné des phénomènes, notre esprit isole une partie, par exemple une oreille ou un pied, et dès le début de l’œuvre cette oreille ou ce pied vient sous notre plume et nous ne pouvons plus nous en débarrasser, nous continuons en fonction de cette partie, c’est elle qui nous dicte les autres éléments. Nous nous enroulons autour d’une partie comme le lierre autour du chêne, notre début appelle la fin et la fin le début, le milieu se créant comme il peut entre les deux. L’impossibilité absolue de créer la totalité caractérise l’âme humaine. Pourquoi donc commencer par telle ou telle partie qui nous est née sans nous ressembler, comme si mille étalons fougueux avaient visité la mère de notre enfant ? Ah, c’est seulement pour préserver les apparences de notre paternité que nous devons de toutes nos forces nous rendre semblables à notre œuvre puisqu’elle ne veut pas se rendre semblable à nous.

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 107.

Cécile Carret, 13 mai 2007
proclamer

je me hurle sous les racines au fond des éviers je me fléchette au plus sombre des cuisines je me démembre dans les ruelles d’Arles ou de Toulouse je me suicide aux vents de l’Atlantique je me tue la peau malade au sel des Saintes-Maries. Je n’ai plus de bouche et j’essaie de proclamer.

André Laude, « Testament de Ravachol », Œuvre poétique, La Différence, p. 223.

David Farreny, 30 déc. 2008
nid

Je marchai donc droit sur ma brunette : sa tête allait juste à ma poitrine. Un épais nid de cheveux, dans lequel on pouvait cacher des diamants (ou des clés ! L’idée l’enthousiasma tout de suite !). La quarantaine : ça allait aussi. Nous nous sommes regardés pendant un certain temps.

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 72.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
discerner

Malgré ce risque, ils procédaient de la même façon, allaient parmi les tristes, approfondissaient leur connaissance du désespoir, savaient peu à peu discerner le chagrin passager de la peine établie, la brouille du divorce, l’amer du quitté, la larme des pleurs, délaissaient les statues et traînaient dans les cafés, les jardins publics et les musées de peintres mineurs.

Le métro.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 169.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
envol

C’était comme si je n’avais plus besoin de respirer moi-même tant l’intérieur de moi était vivifié, jusqu’aux narines, par l’air de cette course ; la jubilation que les autres extériorisaient par des cris, mais que, moi, je gardais au fond de moi-même en silence, je l’entendais, exprimée non par ma propre voix, mais par les choses du monde extérieur, résonner dans le battement des roues, la cadence des rails, le claquement des aiguillages, les signaux qui ouvraient la voie, les barrières qui la protégeaient, le crépitement de toute la machinerie ferroviaire emportée dans son envol tonitruant.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 37.

Cécile Carret, 3 août 2013
courir

Dans les rues, cette manie de courir, importée d’Amérique. Pour rester en forme, prétend-on. Mais il n’y a que les enfants qui courent naturellement. Ou les voleurs que l’on poursuit. Un adulte qui court, court après son enfance, ou, pire encore, se sent poursuivi par elle.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 97.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
suspension

Dans les pièces en enfilade jusqu’au Grand Salon traînent les trajectoires sans but des malades, éparses, les arrêts, les stations sans raison : les effondrements soudains de l’intention. Certains trajets, il n’y a que les limites du bâtiment pour les arrêter. Il arrive qu’un pensionnaire reste devant un mur longtemps. On vient le chercher au bout d’un moment. Venez.

[…]

La vie sans heures. Des moments sur les sièges ou les marches du Château, ou sur les bancs autour de la pelouse.

Le salut de la cloche deux fois par jour, ultime radeau où accrocher son corps, irruption du temps des normaux sur cette immensité où le désir se noie. La cloche ponctuelle, fiable et chaleureuse actionnée par un Pensionnaire délégué par René, pleine de la promesse du repas, d’une rencontre organique avec son être.

La confusion du Château, après ceux des contes de fées et les princes dans les livres illustrés.

La vie de château.

Ce Château. C’était la présence impénétrable des Pensionnaires assis ou debout, affaissés dans un coin sur des chaises de collectivité.

Cette suspension étrange de l’accomplissement, cet égarement de la réalisation.

Cette attente absolue. Avec le temps et l’air comme assis sur eux. L’air aussi dense que l’eau, l’air transformé en béton, comme l’eau se transforme quand on chute d’une certaine hauteur.

Le sens caché des gestes, le visage ingouvernable, et devant les regards l’horizon plus lointain que celui de la géographie ordinaire.

La complication du dialogue ; la parole intempestive.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 96.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
journal

La grande difficulté quand on écrit son journal dit monsieur Songe c’est d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour les autres… ou plutôt de ne pas oublier qu’on ne l’écrit que pour soi… ou plutôt d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour un temps où on sera devenu un autre… ou plutôt de ne pas oublier qu’il ne doit avoir d’intérêt que pour soi-même immédiatement c’est-à-dire pour quelqu’un qui n’existe pas puisqu’on est un autre aussitôt qu’on se met à écrire…

Bref ne pas oublier que c’est un genre d’autant plus faux qu’il vise à plus d’authenticité, car écrire c’est opter pour le mensonge, qu’on le veuille ou non, et qu’il vaut mieux en prendre son parti pour cultiver un genre vrai lequel s’appelle littérature et vise à tout autre chose que la vérité.

Conclusion, ne pas écrire son journal… ou plutôt ne pas le considérer comme sien si on l’écrit. Ce n’est qu’à ce prix qu’il parviendra à l’intimité qui est le contraire de l’authenticité lorsqu’on se mêle d’écrire.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 82.

Cécile Carret, 8 déc. 2013
que

Que va faire ce petit chemin dans la forêt ?

Éric Chevillard, « dimanche 16 mars 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 19 mars 2014
épuisé

Notre psychologie finira par s’immobiliser pour devenir un matérialisme subtil, car nous avons toujours plus à apprendre d’un côté, celui de la matière, et de l’autre, nous avons épuisé toutes les possibilités.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 300.

David Farreny, 20 fév. 2015
incompris

Ils évoquent leur enfance comme un temps de plénitude — heureuse ou non —, comme si leur conscience alors jamais ne se dédoublait, qu’ils ne prenaient jamais de distance avec les situations, qu’ils ne se voyaient pas vivre. J’étais ceci, j’étais cela. J’étais fasciné par. Je pouvais rester des heures à. Plus vraisemblablement ont-ils tout oublié et se voient-ils aujourd’hui, de si loin, avec le regard que les adultes portaient sur eux à l’époque. Enfant deux fois incompris.

Éric Chevillard, « vendredi 13 novembre 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2016

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