éternels

Antenne télévision en rouge et blanc se détache sur ciel pâle, en haut d’une colline où les arbres ont été rasés du sommet pelé. La ceinture des paraboles de réception, six haubans, et au sommet le court cylindre de l’émetteur, une lampe blanche clignote pour prévenir d’improbables avions égarés, un bâtiment bas au pied et les éternels grillages clos.

François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 10.

David Farreny, 24 janv. 2003
conscience

Il n’y a pas que le soleil qui ne se puisse regarder en face, ni la mort : il y a aussi le malheur, le vrai malheur de l’univers, celui que l’on prend soin, par prudence, par pitié, par politique ou par résignation, de cacher à nos yeux, à nos intelligences et à nos cœurs, justement parce que nous n’aurions pas la force, juge-t-on (et c’est sans aucun doute à juste titre), d’en contempler la profondeur, d’en imaginer seulement la noirceur sans écho. Dans toutes ces institutions, si nombreuses en Lozère, où sont recueillis les plus mal armés à vivre de nos semblables, il se prodigue sans doute beaucoup de gentillesse, on veut le croire, de douceur, de patience, de compétence professionnelle et d’humanité. Mais rien de tout cela n’est suffisant, à de certaines heures, pour empêcher le malheur, la souffrance, et la trop claire conscience de la réalité de l’horreur, de s’échapper des maisons fortes où l’on tâche de les contenir, et de ramper dans les vallées profondes, entre les feuilles, sur les plateaux, le long des routes, comme un brouillard qui ravage l’âme, et qui la laisse pantelante de peur, d’impuissance et de mépris d’elle-même, pour son aveuglement volontaire.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 106.

Guillaume Colnot, 8 mars 2004
couché

Dès lors, il n’eut d’autre souci que de guetter sans relâche le retour de ces instants, de ces havres de grâce, de ces retrouvailles, dans l’espoir obsédant d’être de nouveau en sa présence, seul à seul avec elle, et de restaurer un tant soit peu du bonheur initial. Mais l’on ne saurait sauvegarder, en le poursuivant assidûment, encore moins recouvrer un amour — que l’on n’est même pas sûr d’avoir jamais conquis — et tous ses efforts pour ne pas la perdre eurent des effets désastreux.

Il passa des heures, des journées entières à attendre dans un fauteuil, un canapé, un lit, gaspillant délibérément son temps libre, fasciné à la pensée de ne pouvoir rien faire d’autre, d’être ainsi réduit au désœuvrement le plus total, de rester immobile à méditer en vain, à ressasser leur échec et son incapacité, avec la sensation écœurante de la vie qui continuait d’avancer et de lui filer entre les doigts, avec la conviction très nette, désespérante, de devoir se résigner à la situation présente et retourner bientôt au seul état qu’il connaissait trop bien pour l’avoir éprouvé régulièrement depuis des années, à savoir la neutralité de l’existence ordinaire entrecoupée d’accès de la déréliction la plus profonde, la plus noire. Car il avait endossé le rôle du triste sire, de l’amoureux contrit, de l’homme couché qui s’abstient d’agir, escompte secrètement un miracle qui n’adviendra pas.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 48.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
inventaire

C’est ce qui explique cette vérité reconnue par tous, qu’on peut devenir de mauvaise foi à force d’être sincère. Ce serait, dit Valéry, le cas de Stendhal. La sincérité totale et constante comme effort constant pour adhérer à soi est, par nature, un effort constant pour se désolidariser de soi ; on se libère de soi par l’acte même par lequel on se fait objet pour soi. Dresser l’inventaire perpétuel de ce qu’on est, c’est se renier constamment et se réfugier dans une sphère où l’on n’est plus rien, qu’un pur et libre regard. La mauvaise foi, disions-nous, a pour but de se mettre hors d’atteinte, c’est une fuite. Nous constatons, à présent, qu’il faut user des mêmes termes pour définir la sincérité. Qu’est-ce à dire ?

Jean-Paul Sartre, « Les conduites de mauvaise foi », L’être et le néant, Gallimard, p. 102.

David Farreny, 11 oct. 2008
profiteroles

Puis il se tut, et le silence se prolongea longtemps, Jed finit par perdre légèrement conscience. Il eut la vision de prairies immenses, dont l’herbe était agitée par un vent léger, la lumière était celle d’un éternel printemps. Il se réveilla d’un seul coup, son père continuait à dodeliner de la tête et à marmonner, poursuivant un débat intérieur pénible. Jed hésita, il avait prévu un dessert : il y avait des profiteroles au chocolat dans le réfrigérateur. Devait-il les sortir ? Devait-il, au contraire, attendre d’en savoir davantage sur le suicide de sa mère ? Il n’avait de sa mère, au fond, presque aucun souvenir. C’était surtout important pour son père, probablement. Il décida quand même d’attendre un peu, pour les profiteroles.

« Je n’ai connu aucune autre femme… » dit son père d’une voix atone. « Aucune autre, absolument. Je n’en ai même pas éprouvé le désir. » Puis il recommença à marmonner et à hocher de la tête. Jed décida, finalement, de sortir les profiteroles. Son père les considéra avec stupéfaction, comme un objet entièrement nouveau, à quoi rien, dans sa vie antérieure, ne l’aurait préparé. Il en prit une, la fit tourner entre ses doigts, la considérant avec autant d’intérêt qu’il l’aurait fait d’une crotte de chien ; mais il la mit, finalement, dans sa bouche.

S’ensuivirent deux à trois minutes de frénésie muette, où ils attrapaient les profiteroles une par une, rageusement, sans un mot, dans le carton décoré fourni par le pâtissier, et les ingéraient aussitôt.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 215-216.

David Farreny, 12 sept. 2010
précédents

L’histoire, sur laquelle notre début de siècle s’est tellement appuyé pour vivre et penser, ne servira bientôt plus de rien, tant ce qu’on va voir (basé sur la technique et non plus sur l’horreur) aura de moins en moins de précédents.

Paul Morand, « 15 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 731.

David Farreny, 23 sept. 2010
ressorts

San Michele. Étrange effet que de marcher sur ce sol fait presque tout entier de dalles funéraires. Ces plaques de marbre, pressées les unes contre les autres comme les pierres taillées d’un édifice, rappellent l’origine du mot « monument », le mémorial, le memini de l’esprit qui se souvient. L’exemple premier, le plus simple, le plus évident, est la pierre tombale. C’est sur les tombeaux des morts que se sont bâties les cultures.

Le vertige est ici d’autant plus fort que ces plaques sont des calcaires à gryphée, très dures, à peine entamées par les millions de pas qui se sont succédé à leur surface depuis des siècles, et l’on y distingue des fossiles, enroulés sur eux-mêmes comme de gros ressorts, qui renvoient à la machinerie inimaginable du Temps.

Jean Clair, « La première pierre », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 21 mars 2011
ordres

En route, en route, nous chevauchions à travers la nuit. Elle était sombre, sans lune ni étoiles, plus sombre encore que ne le sont habituellement les nuits sans lune ni étoiles. Nous avions une mission importante, le chef portait sur lui des ordres dans une enveloppe scellée. Inquiets à l’idée que nous pourrions le perdre, l’un de nous allait de temps à autre devant pour le toucher et s’assurer qu’il était toujours là. Une fois, juste comme j’allais voir moi-même, le chef n’y était plus. Nous ne fûmes pas trop effrayés, c’est bien ce que nous avions craint tout le temps. Nous décidâmes de rebrousser chemin.

Franz Kafka, « En route, en route… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 568.

David Farreny, 17 déc. 2011

Mon unique sentiment de bonheur consiste en ce que personne ne sait où je suis. Que n’ai-je la possibilité de continuer toujours ainsi ! Ce serait encore plus juste que la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 311.

David Farreny, 28 oct. 2012
ensemble

Nous deux à jamais ensemble en habit de moments révolus.

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 280.

David Farreny, 2 avr. 2013
saurait

Il avait eu très peur, mais sa peur essentielle avait été et était encore d’avoir pu tuer un homme. Il montrait d’une âme égale ses nombreuses blessures, au tibia, à la cuisse, à l’épaule – ne sortant de ses gonds que lorsqu’on en venait, inévitablement, à cet Italien qu’il avait, sur ordre, mis en joue. « J’ai visé au-dessus de sa tête, disait mon père, mais quand j’ai tiré il a sauté en l’air, comme ça, les bras en croix, et ensuite je ne l’ai plus vu. » C’était le seul moment qu’il racontait encore et toujours les yeux écarquillés ; car l’autre continuait toujours, trente, quarante, cinquante après, à sauter en l’air, et jamais on ne saurait avec certitude s’il se laissait retomber ensuite dans sa tranchée ou s’il y était précipité la tête la première.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 63.

Cécile Carret, 4 août 2013
ouvre

Mais, pour le lecteur, quelle aubaine, un écrivain qui a du style ! Voici enfin toute l’expérience humaine reformulée. Tout est neuf – pas trop tôt ! C’est un enfant qui nous parle et qui, de plus, connaît tous les mots. La fleur, l’oiseau, la mort, le cageot, nous allons de révélation en révélation : c’était donc ça ! Il n’y a que les écrivains et la neige – mais elle fond – pour donner au monde un tel bain de fraîcheur.

Une langue que l’on comprend mais qu’on ne parle pas, que l’on sait lire mais pas écrire – étrange pays que nous visitons, où ne vit qu’un habitant – le premier ou le dernier homme ? l’un et l’autre sans doute. Un no man’s land de poussière grise et de végétation agressive – possiblement carnivore – en défend souvent l’accès. Et ces rouleaux hérissés, griffus, ronces ou barbelés ? On tâte du bout du pied le sol : il n’aurait tout de même pas des mines ? ! C’est autre chose en effet que l’allée de gravier blanc qui zigzague sur cinq mètres, entre deux parterres de gazon fleuri, jusqu’à la porte de notre maisonnette. Beaucoup vont reculer. Si l’on insiste pourtant, insensiblement le terrain change. Ou serait-ce seulement notre foulée qui gagne en aisance ? Le monde s’ouvre avec le livre. Nous avons à présent trouvé la vitesse de lecture qui convient, les volumes anguleux, les figures grimaçantes, toutes les formes revêches qui nous effrayaient au début s’y inscrivent harmonieusement : s’ensuit une nouvelle évidence qui cependant échappe au lieu commun de la représentation. Bonne gifle d’eau glacée sur nos têtes dodelinantes, réveil de la conscience assoupie, trop longtemps bercée par l’ennui ordinaire des jours, opacifiée par les idées reçues et leur formulation proverbiale.

Mais l’écrivain dépourvu de style, tenant de l’écriture blanche, neutre, plate, sans effets ni métaphore, fait le jeu de l’état des choses, redouble inutilement le réel, étend sur le sol la fameuse carte géographique aux dimensions du monde imaginée par Borges ; littérature de miroitier bègue à l’usage des singes et des perroquets. Faudra-t-il donc aussi mourir deux fois ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
ouï-dire

(Sans doute l’enfance est-elle enchantée parce que tout ce qu’elle découvre s’est produit avant elle, avant la naissance, parce qu’elle observe les effets dont elle ne connaît les causes que par ouï-dire — et ainsi, en vieillissant, l’on pénètre la nature des choses, l’on voit les maisons se construire, les routes se dérouler sur les landes, les ponts s’élancer au-dessus des rivières, et, le progrès technique accélérant sa marche, dévorant le passé, on en vient à ne plus être entouré que d’objets, de décors, de paysages et d’êtres apparus au monde après nous, dont on a connu l’avènement puis l’ascension, auxquels on réserve cette familiarité qu’on ne témoigne pas aux dieux qui nous ont précédés et instruits.)

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, pp. 21-22.

David Farreny, 20 juil. 2014

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