être

L’être est un non-sens, mais un non-sens qui a des dents.

Antonin Artaud.

Bilitis Farreny, 21 mars 2002
dossier

Me soupçonner, c’est mon métier. J’y suis plutôt meilleur que d’autres. Mais je connais mieux le dossier que la plupart.

Renaud Camus, « entretien avec Philippe Mangeot », Corbeaux. Journal 9 avril-9 juillet 2000, Impressions Nouvelles, p. 263.

Élisabeth Mazeron, 30 mai 2002
sottise

Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1056.

David Farreny, 7 août 2006
mignon

J’étais toqué un peu. J’étais persuadé que tout ce que je voyais se trouvait vraiment et réellement, en tout vrai mais en tout petit, dans ma tête. Si j’étais au bord de la mer, j’étais sûr que cette Méditerranée que je voyais se trouvait aussi dans ma tête, pas l’image de cette Méditerranée mais cette Méditerranée elle-même, minuscule et salée, dans ma tête, en miniature mais vraie et avec tous ses poissons, mais tout petits, avec toutes ses vagues et un petit soleil brûlant, une vraie mer avec tous ses rochers et tous ses bateaux absolument complets dans ma tête, avec charbon et matelots vivants, chaque bateau avec le même capitaine du dehors, le même capitaine mais très nain et qu’on pourrait toucher si on avait des doigts assez fins et petits. J’étais sûr que dans ma tête, cirque du monde, il y avait la terre vraie avec ses forêts, tous les chevaux de la terre mais si petits, tous les rois en chair et en os, tous les morts, tout le ciel avec ses étoiles et même Dieu extrêmement mignon.

Albert Cohen, Le livre de ma mère, Gallimard, p. 39.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
stylisation

Banque, puis cherché le magasin des poupées de wayang. Travail magnifique que la peinture vulgaire abîme ensuite. Dans la stylisation des formes il y a quelque chose qui vient de la plume, du monde des oiseaux, qui rappelle le côté échassier qu’ont si souvent les Javanais. Côté perché, distrait, ailleurs, prêt à s’envoler dans un déploiement de surfaces insoupçonnées.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 124.

Cécile Carret, 28 juin 2012
tourner

Musique qui en tout cas n’a rien d’humain. C’est le chant de l’absolu. Au xylophone les temps forts et différenciés, d’autres instruments viennent couper en syncope là-dedans. Le gong suspend tout.

[…]

Vers la fin de certains morceaux ils freinent et c’est exactement comme une carriole qu’on arrête. Les pas des chevaux et le rythme des sonnailles ralentit et la roue, car cette musique est plus qu’une autre une roue, s’arrête de tourner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
foi

Lire comportait un travail sourd, spécial, hasardeux, souvent infructueux, visant à corriger cette déformation prismatique. Il fallait sans cesse déplacer l’accent. Ce que, spontanément, nous jugions significatif, bon, important, réel ne possédait aucune de ces qualités sur la page. À l’exception de travaux savants, d’un traité de géologie, en deux volumes, dont je reparlerai, les livres que je consultais à la bibliothèque municipale renvoyaient invariablement à des faits, des gens, des endroits dont nous n’avions nulle expérience et dont l’existence, par suite, présupposait de notre part un acte de foi. Il fallait d’abord se persuader que les caractères imprimés se rapportaient à quelque chose d’effectif. L’opération était relativement aisée lorsqu’il s’agissait d’ouvrages didactiques. Pour étranges, incroyables, parfois, qu’aient pu paraître des personnages, des événements, des animaux, des machines, ils ne faisaient qu’ajouter de l’ampleur, de grands gestes, des phrases superbes, des crocs, des couleurs, des chevaux-vapeur à la version simplette qui traînait dans les parages. Mais les récits d’imagination me jetaient dans un extrême embarras.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 18-19.

David Farreny, 7 juin 2013
voient

La femme dit : « Faisons encore une photo avant de nous en aller. » Sur l’image on la voyait tout d’en bas, baissant le regard, sur fond de ciel ; avec à peine la pointe des sapins. La femme s’écria comme effrayée : « Alors, c’est ainsi que les enfants voient les adultes ! »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 96.

Cécile Carret, 30 juin 2013
réponses

car personne ne sait vraiment le savoir. tout le monde a la science à chacun. mais que savoir du savoir et pour quoi faire ? pourquoi ne pas se suicider tout de suite, après tout ? je n’ai aucune réponse à la vie. toutes les vies sont des réponses, mais il n’y en a aucune de bonne. car il n’y a pas de question.

Charles Pennequin, « Il n’y a jamais eu d’avancée… », Pamphlet contre la mort, P.O.L., pp. 124-125.

David Farreny, 11 fév. 2014
île

Seul comme Franz Kafka ? Seul comme Philippe Muray ?

Seul comme ? Seul comme ce qui n’a pas de comme.

Sens du soupir de Kafka…

J’ai été seul, et ma solitude je vous l’ai rendue inoubliable.

Solitude la plus basse, la plus noire, la moins romantique, pittoresque, littéraire qui soit. Solitude sexuelle. Tous les sexes ensemble d’un côté et moi de l’autre côté. Ma solitude repose sur leur mime sexuel commis en commun.

Même sur une île déserte, j’aurais toute l’île déserte contre moi.

Philippe Muray, « 6 février 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 243.

David Farreny, 27 mai 2015
gens

De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.

David Farreny, 14 mai 2024
valeurs

L’optimisme moral a fait faillite dans les années quatre-vingt dans sa version gauchiste seulement. Il s’est ressaisi au cours de la décennie suivante et poursuit à présent son offensive sous le nom d’« éthique ». Parti, comme il se doit, des universités, il a gagné tous les secteurs de la vie sociale. Ainsi, j’appelle « gnangnan » ces discours édifiants et lénifiants censés redresser le moral des foules et que tiennent en toute occasion un syndicaliste ou un journaliste, un ministre ou un sportif, un évêque ou une chanteuse, un philosophe ou un comique, et auxquels les maîtres mots de « tolérance », de « respect », de « partage », scandés sur le mode incantatoire, donnent un certificat de moralité. Même le voyou de banlieue prompt à hurler qu’il a « la haine » finit par lâcher avec des trémolos dans la voix que « les hommes doivent s’enrichir de leurs différences » – sans s’aviser que ce fut la devise même des esclavagistes. On ne se mobilise plus pour des idées, mais pour des « valeurs » ; on ne lutte plus pour le peuple, mais pour les « vraies gens » qui ont de « vrais problèmes » dans leur « vraie vie ». L’heure est à l’« engagement citoyen » – conçu sur le modèle associatif, ou, plus glamour, sur celui des sauveurs sans frontières – au service d’une société plus « solidaire ». […] Hier encore, les projecteurs éclairaient l’intellectuel qui faisait figure de Conscience ; ils éclairent à présent la Conscience qui fait figure d’Intellectuel – preuve qu’il n’y eut jamais de meilleur combustible pour enflammer les Lumières que la mélasse des bons sentiments – et preuve, surtout, que de plus en plus de gens vivent, sans que nul s’en émeuve, en dessous du seuil de pauvreté de l’esprit critique.

Frédéric Schiffter, « Sur le gnangnan », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer