sauver

Gare encore et encombrements de voitures, métal sur bitume cette fois-là sous pluie grise : ils vont donc travailler à la grande ville (Nancy qui approche), les gens, et reviennent le soir, remontent entre phares blancs devant et rouge derrière pour repartir dans les maisons qu’on devine sur la butte. Après la gare, et symétrique de l’usine, juste un collège aux vitres régulières, la cour vide sous les fenêtres de classe encore éclairées malgré le jour. Dans chaque ville on les reconnaît, les établissements scolaires à l’architecture rectangulaire vitrée selon normes.

Le billet de train Paris-Est Nancy porte l’indication : trois cent cinquante-deux kilomètres. Calcul rapide, flux rétinien dix mille milliards de photons par seconde, de huit heures dix-huit à onze heures vingt-deux, et division selon l’analyse de ce flux, vingt-quatre fois par seconde puisque c’est quantifié, et le contraste entre la répétition des images presque fixes, longue plaine ou forêt, canal ou fleuve qu’on longe, le temps arrêté des gares, puis le surgissement à sauver, la profusion saturante d’un détail qu’on ne peut attraper suffisamment vite.

François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 17.

David Farreny, 24 janv. 2003
affirmations

Tout le charme de ce genre de doute réside dans un paradoxe bizarre, qui fait qu’un individu ne croyant à rien préconise néanmoins des attitudes, des convictions, des idées, se prononce sur toutes les questions, lutte contre ses adversaires, adhère à un mouvement politique.

Des affirmations sans système jaillissent soudain, pareilles à des explosions, à des incandescences isolées, d’un éclat aveuglant.

Emil Cioran, « Une étrange forme de scepticisme », Solitude et destin, Gallimard, pp. 201-202.

David Farreny, 24 juin 2005
trois

Je vous ai tant aimée car vous m’avez permis

de n’être plus moi-même au fond de vos trois chairs :

la très humide, la soyeuse et parfois l’autre,

imaginaire, où vous prenant et reprenant,

torture et griserie, je prenais les cent femmes

logées dans ma mémoire. Alors vous m’enleviez,

carnivore soudain, au nom de la douleur,

si pure en vous, si noble et douce, mes vertèbres.

J’étais heureux de m’allonger dans votre songe,

plus transparent que le regard, plus désinvolte

qu’une langue en voyage autour de vos seins nus.

Privé d’âme et de corps, je vous laissais le soin

de décider si je serais votre épagneul,

votre miroir brisé, votre peau de rechange.

Alain Bosquet, « Lettre d’amour », Sonnets pour une fin de siècle, Gallimard, p. 97.

David Farreny, 10 janv. 2007
république

Et les soirs de 14 Juillet commencés pourtant dans la bonne humeur, son uniforme neuf astiqué, entre les clairons et les trois couleurs, les zouaves et les turcos, le ciel bleu, les soirs de prise de la Bastille on n’a rien pris et on finit par rester tout seul à une table dans un bistrot près du port, avec devant soi la mer qui est noire, les amis qui vous ont laissé à vos radotages, les jeunes mauvais qui vous regardent et rient avec les écaillères, la blanche qui coule dans la barbe et l’uniforme neuf qu’on a taché, et quand en colère on se lève, qu’on pousse la chaise et qu’elle tombe, ce n’est plus révolte, ce n’est plus acompte pris sur la république à venir, c’est la république elle-même qui tombe dans cette chaise qu’on regarde avec stupeur et quelque chose comme des larmes, ultimes mais qui pourtant ressemblent à du bonheur, la république délicieusement perdue, effondrée là, dans le passé ; quand on rentre à plus de minuit on est un vieil homme saoul, et dans une ruelle obscure où l’on reprend souffle on voit les feux d’artifice éclater là-haut soudain comme des dahlias de Vincent, quelles mains les cueillent, quel troupeau céleste les broute, et alors on faiblit, comme une bonne femme on se dit que Vincent est au ciel. On lui parle.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
méditer

Il faut de moins en moins écrire et bientôt ne plus écrire du tout. L’écriture est contraire à la méditation. Ta paresse à méditer s’appuie sur ce que tu comptes te délivrer à demi en écrivant.

Pierre Drieu La Rochelle, « Journal 1944-1945 : 8 janvier », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 74.

Élisabeth Mazeron, 20 juin 2009
butée

Mandex saisit l’échantillon (était-ce un échantillon ?), le balança dans le coffre, claqua la porte, se ravisa, la rouvrit doucement dans l’espoir de prendre le bidule sur le fait, en défaut. Un rai de lumière s’insinua, tombant sur des petites collines mouvementées qui, peu à peu, ondulèrent puis s’étendirent mollement sur leur aire maximale comme un gaz plat, et s’affala sur le sol, rendit, en retard, son fameux chtkk, ou chploc, un son sec de chose pressée de se taire, sans o dans le floc, un son de consonnes, chplk ou simplement k, une façon butée de signifier qu’elle n’avait aucun rapport avec les choses qu’elle cognait, ou un refus de transmettre. Mais peut-être évoluait-elle dans l’ultrason, ou l’infra.

— Faudrait un chien, alloua Pétapernal.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
passer

La fille était dans la même position que lui, je ne pouvais pas faire autrement que de voir son pubis, et j’ai été content de remarquer que sa conformation ne me convenait pas, j’avais acquis des goûts pointus dans ce domaine, avec le temps, ou peut-être que je me racontais des histoires, que c’était un prétexte, qu’importe, mon désir était en train de passer et du reste j’avais l’impression, soudain, d’avoir fait le tour de la question.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 24.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
oublier

Il y a pire que la chute. C’est la mauvaise pente. Ces traînées de mots qui traversent notre steppe intérieure, excluant tout autre langage, extinction totale des feux. Il va falloir les oublier, mais c’est impossible. Ineffaçable. On ne pourra plus jamais éviter cette ornière, il faudra passer par là.

Georges Perros, « Chutes de lecture », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 152-153.

David Farreny, 27 mars 2012
décomposé

Certains airs sont du trot, avec un rythme aussi décomposé que la musculature d’un cheval.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
gens

Les gens ne fument plus ; ils ne se demandent plus de feu. Les gens ont tous une horloge et un GPS sur leur téléphone ; ils ne se demandent plus l’heure ni le chemin. Cette fois, je crois bien que nous n’avons plus rien à nous dire.

Éric Chevillard, « vendredi 26 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024

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