frivolité

Je ne suis pas très vaillant. Normal, je suis à moitié mort et, en principe, Marie-Louise l’est complètement. Bien chanceuse au demeurant, puisque la voilà débarrassée d’un joli poids d’incertitude. Je me case le menton entre les pointes des clavicules — j’ai perdu une bonne dizaine de kilos, je me choque et m’entrechoque plus fréquemment qu’avant, mais je peux aussi me caler, m’emboîter mieux. L’os est sensible, sonore, résistant et amical, il me console de la frivolité de la graisse, de son inconstance constitutive. Me voilà genoux aux dents, je ferme les yeux.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 17.

Élisabeth Mazeron, 31 oct. 2007
énigme

Je veux croire qu’une fois encore il s’étonne ; je veux que ce qui l’étonne soit une question peut-être aussi grave, aussi superflue et plus opaque que celle de l’avenir du genre humain, qu’il appelait dans sa langue à lui république ; la question qui jouait dans son esprit et sans doute n’atteignait pas les mots, mais qui l’exaltait, le remplissait d’une grande pitié et de dévotion pour le peintre, c’est celle-ci : il se demandait par quelle rouerie plus perverse que la mainmise des notaires sur la république de 93, par quelle bizarrerie ce qu’il croyait être, et qui était, la peinture, c’est-à-dire une occupation humaine comme une autre, qui a charge de représenter ce qu’on voit comme d’autres ont charge de faire lever le blé ou de multiplier l’argent, une occupation donc qui s’apprend et se transmet, produit des choses visibles qui sont destinées à faire joli dans les maisons des riches ou à mettre dans les églises pour exalter les petites âmes des enfants de Marie, dans les préfectures pour appeler les jeunots vers la carrière, les armes, les Colonies, comment et pourquoi ce métier utile et clair était devenu cette phénoménale anomalie, despotique, vouée à rien, vide, cette besogne catastrophique qui de part et d’autre de son passage entre un homme et le monde rejetait d’un côté la carcasse du rouquin, affamé, sans honneur, courant au cabanon et le sachant, et de l’autre ces pays informes à force d’être pensés, ces visages méconnaissables tant ils voulaient peut-être ne ressembler qu’à l’homme, et ce monde ruisselant d’apparences trop nombreuses, inhabitables, d’astres trop chauds et d’eaux pour se noyer. Derrière le champ de melons des cavaliers camarguais passent au pas, des vachers d’avant Hollywood ; ils sont tout noirs avec leurs chapeaux, leurs piques, car le chemin est noir sous les chênes ; Van Gogh ne les peint pas, il en est au jaune de chrome numéro trois, le pur soleil ; il sue ; Roulin à sa façon repense l’énigme des beaux-arts.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
être

L’être, un souvenir seulement ; approximatif, fragmentaire, difficilement suscité. L’homme (ce qu’il en reste), un rideau, un mince rideau.

Les rapports avec l’entourage seront pénibles.

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1172.

David Farreny, 4 mars 2008
noms

Grâce à ma fatigue, le monde était grand et débarrassé de ses noms.

Peter Handke, « Essai sur la fatigue », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, p. 44.

David Farreny, 31 oct. 2009
exquis

La résistance du bois n’est pas la même selon l’endroit où l’on enfonce le clou : le bois n’est pas isotrope. Moi non plus ; j’ai mes «  points exquis  ». La carte de ces points, moi seul la connais, et c’est d’après elle que je me guide, évitant, recherchant ceci ou cela, selon des conduites extérieurement énigmatiques ; j’aimerais qu’on distribuât préventivement cette carte d’acupuncture morale à mes nouvelles connaissances (qui, au reste, pourraient l’utiliser aussi pour me faire souffrir davantage).

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 111.

Élisabeth Mazeron, 10 déc. 2009
répéter

Du fond de ma fatigue, j’ai senti poindre en moi le dégoût que m’avait inspiré en plusieurs occasions la conscience que ma vie s’était mise à bégayer et que je n’avais fait que me répéter quand je croyais commencer quelque chose.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 120.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
voir

Une fois, au cours de la soirée, il vit s’entrouvrir la porte de gauche, et une fois la porte de droite ; quelqu’un avait bien senti le besoin d’entrer, mais avait trouvé l’entreprise trop chanceuse. Grégoire se résolut donc à faire halte devant la porte de la salle à manger, décidé à entraîner comme il pourrait le visiteur hésitant ou tout au moins à l’identifier ; mais la porte ne s’ouvrit plus et l’attente de Grégoire fut vaine. Le matin, quand les portes étaient fermées, tout le monde voulait envahir sa chambre, et maintenant qu’on avait réussi à les ouvrir personne ne venait le voir ; on avait même mis les clefs dans les serrures, de l’extérieur.

Franz Kafka, « La métamorphose », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 209-210.

David Farreny, 3 déc. 2011
playlist

À un moment, alors que Gérald fonce entre les branches d’arbres, une page s’affiche à l’intérieur de sa tête, voilà qu’il est le jouet d’une playlist mystérieuse. Sur cette page, il voit un tableau où sont classées les drogues dangereuses en trois colonnes : Interdit (cocaïne), Passable (alcool), Bravo (sport). Le commentaire n’est pourtant pas tendre : « La pratique outrance de sport obvie la croissance des jeunes, défonce tes circuits, écrase drastiquement l’espérance de longévité », dit ce texte dont l’original en allemand est traduit au fur et à mesure par Google, en fait, c’est du Bertolt Brecht vulgarisé. Gérald contourne un tas de fougères, écrase des champignons, s’élève sur les rocailles, pédalant presque à la verticale, mais il commence à être inquiet.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 37.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
impropre

La lucidité n’extirpe pas le désir de vivre, tant s’en faut, elle rend seulement impropre à la vie.

Emil Cioran, « De l'inconvénient d'être né », Œuvres, Gallimard, p. 870.

David Farreny, 28 fév. 2024
cabotins

Par un travail inconscient de déguisement que les contraintes de la civilisation imposent à l’amour-propre, les instincts asociaux comme les inclinations les plus basses s’expriment sous les dehors de conduites morales. On nomme avec candeur « bravoure militaire » le déchaînement de tendances meurtrières, « fidélité conjugale » la peur de tromper son conjoint, « indulgence » une incapacité de se venger, « générosité » un moyen de se faire aimer, « humilité » le désir pusillanime de ne pas susciter la jalousie. Rappelant que « nous avons tous assez de courage pour supporter les maux d’autrui », La Rochefoucauld décèlerait dans l’engagement des bénévoles des Restos du cœur et des compagnons d’Emmaüs, ou dans le sacerdoce infirmier des religieuses du tiers-monde, le besoin de jouir d’un ascendant moral sur les miséreux. Coluche, l’abbé Pierre et mère Teresa lui feraient l’effet de cabotins avides de popularité ayant opté pour les carrières de l’altruisme et de la sainteté.

Frédéric Schiffter, « Le plaisir de rabaisser (Sur La Rochefoucauld) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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