martelé

On la fait venir. Elle est belle et pâle, avec des bijoux de fer martelé.

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 50.

David Farreny, 3 juin 2002
caractère

Je n’avais pas avec moi-même cette intimité caressante qui fait qu’il y a des adhérences, comme on dit en médecine, du Moi à la conscience, et qu’on craindrait, en essayant de l’en ôter, de la déchirer. Il était fort bien dehors, au contraire, il restait là, certes, mais je le regardais à travers la vitre en toute tranquillité, en toute sévérité. Longtemps j’ai cru d’ailleurs qu’on ne pouvait pas concilier l’existence d’un caractère avec la liberté de la conscience ; je pensais que le caractère n’était rien autre que le bouquet de maximes, plus morales que psychologiques, où le voisin résume son expérience de nous. La conscience-refuge restait, comme elle devait, incolore, inodore et sans saveur. C’est cette année seulement, à l’occasion de la guerre, que j’ai compris la vérité : certes le caractère ne doit pas se confondre avec toutes ces maximes-recettes des moralistes, « il est coléreux, il est paresseux, etc. », mais c’est le projet premier et libre de notre être dans le monde. […] Bref, l’existence d’une conscience-refuge me permettait de décider à mon gré du degré de sérieux qu’il convenait de prêter à la situation ; j’étais comme quelqu’un qui, dans les pires aventures, ne sent pas trop la réalité menaçante des tortures qu’on lui réserve, parce qu’il porte toujours sur lui un grain de poison foudroyant qui le délivrera avant même qu’on ne le touche.

Jean-Paul Sartre, « lundi 11 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 576.

David Farreny, 27 déc. 2006
gastrula

Il voyait l’organisme unicellulaire de l’œuf fécondé sur le point de se transformer en un organisme multicellulaire, en se sillonnant et se segmentant, il voyait les corps des cellules former la blastula dont une paroi s’enfonce en une cavité qui commençait de remplir la fonction de la nutrition et de la digestion. C’était le rudiment du tube digestif, l’animal originel, la gastrula, forme primitive de toute vie animale, forme fondamentale de la beauté charnelle. Ses deux couches épithéliales, l’extérieur et l’intérieur, apparaissaient comme des organes primitifs qui, par des saillies ou des renfoncements, donnaient naissance aux glandes, aux tissus, aux organes des sens, aux prolongements du corps. Une bande de la couche extérieure s’épaississait, se sillonnait en une gouttière, se fermait en un canal médullaire, devenait colonne vertébrale, encéphale. Et, de même que le mucus fœtal se transformait en un tissu fibreux, en un cartilage, par le fait que les nucléoses commençaient à produire, au lieu de mucine, une substance gélatineuse, il voyait en certains endroits les cellules conjonctives tirer des sels calcaires et des substances graisseuses des sucs qui les baignaient, et s’ossifier. L’embryon de l’homme était accroupi, replié sur lui-même, caudifère, à peine différent de celui du porc, avec un énorme tronc digestif et des extrémités rabougries et informes, la larve du visage ployée sur la panse gonflée, et son développement, aux yeux d’une science dont les constatations véridiques étaient sombres et peu flatteuses, n’apparaissait que comme la répétition rapide de la formation d’une espèce zoologique.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 320-321.

David Farreny, 3 juin 2007
troussait

Ce bâton en travers d’épaules me parut propre à d’autres proies : j’y crus voir garrotté sous des nylons froids que la posture troussait, au lieu du poil roux celui, tout noir et cru, moussant aux cuisses épaisses de cette garce. Je courais tout à fait, j’en avais le prétexte ; des joncs se brisaient sous mes pieds ; l’air à mes oreilles m’étourdissait ; sortie du bois par une sente infime, toute droite et peut-être effrayante comme Ysengrin le connétable, âpre comme sa louve, elle était là à deux pas de moi debout, telle qu’en courant j’aurais pu la heurter. Elle me parut géante. Je m’arrêtai court.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
limite

A est différent de O. Il faut prononcer A et O. Montre l’incroyable différence. Aaaaaaaaaaaaaaaaa / Ooooooooooooooooo. S’imprégner de la prononciation, en prononçant longuement dans la bouche. En vocalisant un a continu. Puis un o continu. Sentir l’évolution, les métamorphoses complexes dans la bouche. Garder le a, tenir le a et lentement, progressivement s’approcher de l’autre son que l’on connaît, délicatement, le a est encore là et penser au o, garder le son a et essayer d’atteindre par le son a le son de o en déformant le plus possible le a en gardant un a, plus il s’approche du o et plus l’effort est important pour s’approcher encore du o. Le o ne viendra pas. Il existe une limite infranchissable entre le a et le o.

Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., pp. 117-118.

David Farreny, 21 mai 2009
courir

Dans les rues, cette manie de courir, importée d’Amérique. Pour rester en forme, prétend-on. Mais il n’y a que les enfants qui courent naturellement. Ou les voleurs que l’on poursuit. Un adulte qui court, court après son enfance, ou, pire encore, se sent poursuivi par elle.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 97.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
journal

La grande difficulté quand on écrit son journal dit monsieur Songe c’est d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour les autres… ou plutôt de ne pas oublier qu’on ne l’écrit que pour soi… ou plutôt d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour un temps où on sera devenu un autre… ou plutôt de ne pas oublier qu’il ne doit avoir d’intérêt que pour soi-même immédiatement c’est-à-dire pour quelqu’un qui n’existe pas puisqu’on est un autre aussitôt qu’on se met à écrire…

Bref ne pas oublier que c’est un genre d’autant plus faux qu’il vise à plus d’authenticité, car écrire c’est opter pour le mensonge, qu’on le veuille ou non, et qu’il vaut mieux en prendre son parti pour cultiver un genre vrai lequel s’appelle littérature et vise à tout autre chose que la vérité.

Conclusion, ne pas écrire son journal… ou plutôt ne pas le considérer comme sien si on l’écrit. Ce n’est qu’à ce prix qu’il parviendra à l’intimité qui est le contraire de l’authenticité lorsqu’on se mêle d’écrire.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 82.

Cécile Carret, 8 déc. 2013
rechampi

Rien de tel qu’un brave lieu commun bien rechampi.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 64.

David Farreny, 11 sept. 2014
encore

Elle est si bien retombée en enfance, la pauvre vieille, qu’elle ne se souvient encore de rien.

Éric Chevillard, « samedi 7 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
écarteler

Encore une morne journée dont on ne saura rien faire que s’écarteler entre la nostalgie et l’ambition.

Éric Chevillard, « mercredi 11 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
répandre

Tout enfantement est suspect ; les anges, par bonheur, y sont impropres, la propagation de la vie étant réservée aux déchus. La lèpre est impatiente et avide, elle aime à se répandre. Il importe de décourager la génération, la crainte de voir l’humanité s’éteindre n’ayant aucun fondement : quoi qu’il arrive, il y aura partout assez de niais qui ne demanderont qu’à se perpétuer, et, si eux-mêmes finissaient par s’y dérober, on trouvera toujours, pour se dévouer, quelque couple hideux. […]

La chair s’étend de plus en plus comme une gangrène à la surface du globe. Elle ne sait s’imposer des limites, elle continue à sévir malgré ses déboires, elle prend ses défaites pour des conquêtes, elle n’a jamais rien appris. Elle appartient avant tout au règne du créateur, et c’est bien en elle qu’il a projeté ses instincts malfaisants. Normalement, elle devrait atterrer moins ceux qui la contemplent que ceux-là mêmes qui la font durer et en assurent la progression. Il n’en est rien, car ils ne savent pas de quelle aberration ils sont complices. Les femmes enceintes seront un jour lapidées, l’instinct maternel proscrit, la stérilité acclamée. C’est à bon droit que dans les sectes où la fécondité était tenue en suspicion, chez les Bogomiles et les Cathares, on condamnait le mariage, institution abominable que toutes les sociétés protègent depuis toujours, au grand désespoir de ceux qui ne cèdent pas au vertige commun. Procréer, c’est aimer le fléau, c’est vouloir l’entretenir et augmenter. […]

On ne peut consentir qu’un dieu, ni même un homme, procède d’une gymnastique couronnée d’un grognement. Il est étrange qu’au bout d’une si longue période de temps, l’« évolution » n’ait pas réussi à mettre au point une autre formule. Pourquoi se serait-elle fatiguée d’ailleurs, quand celle qui a cours fonctionne à plein et convient à tout le monde ?Entendons-nous : la vie en elle-même n’est pas en cause, elle est mystérieuse et harassante à souhait ; ce qui ne l’est pas, c’est l’exercice en question, d’une inadmissible facilité, vu ses conséquences. Lorsqu’on sait ce que le destin dispense à chacun, on demeure interdit devant la disproportion entre un moment d’oubli et la somme prodigieuse de disgrâces qui en résulte. Plus on retourne ce sujet, plus on trouve que les seuls à y avoir entendu quelque chose sont ceux qui ont opté pour l’orgie ou pour l’ascèse, les débauchés ou les châtrés.

Emil Cioran, « Le mauvais démiurge », Œuvres, Gallimard, pp. 627-628.

David Farreny, 1er mars 2024

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