On se met à croupetons et l’on a ainsi la sensation d’être chez soi.
Maurice Roche, Compact, Tristram, p. 107.
L’air cru étourdit. Les blocs sourds de granit proclament, sans phrase, la brièveté fulgurante de nos vies, la vanité de nos vues, la fatalité de l’oubli. Rien n’a changé. Rien ne changera jamais. Nous passons comme des rêves et cette pensée, cet émoi dont on est transi, sont eux-mêmes dénués de la moindre importance.
Pierre Bergounioux, « Millevaches », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 70.
Pour tromper son vide, battre son plein.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 65.
Après tout ce dont nous avons parlé, que nous avons senti ensemble pendant ces jours, il est bien naturel que je vous aime. Il faut restituer ce mot dans son ancienne grandeur : c’est pour cela que je le prononce ; de loin : parce que j’ai pris sur moi toute ma solitude ; de près : parce que ceux que j’aime m’aident infiniment à la supporter.
Rainer Maria Rilke, « 26 novembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 10.
Avec un sentiment.
Un curieux sentiment.
Comme un sentiment de domination, de supériorité, voilà, la supériorité de l’homme debout sur l’homme assis.
Quoi encore ?
Un certain pouvoir sur la vitesse, sur le paysage, qui défile devant les fenêtres, où le jour se joue de tout. Des têtes. Des nuques, des visages, qui se balancent en même temps. Il reste même une place libre.
Lui seul peut décider de la prendre.
Quelle jouissance, quand même.
Et si j’allais m’asseoir, se dit-il.
Tu paieras pas plus cher.
On ne s’entend jamais sur le prix.
Ce qui lui coûte à lui, c’est de se faire remarquer, encore, de déranger encore, de demander pardon, enfin bon.
Il y va. Il prend son sac et il y va.
Il aurait pu ne pas y aller mais il y va.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 51.
Autrefois, c’était la présence de désirs sexuels qui m’empêchait de m’exprimer librement devant les personnes dont je venais de faire la connaissance ; ce qui m’en empêche maintenant, c’est que je suis conscient d’en manquer.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.
Parfois aussi il se demande si
ce lui serait très dur de disparaître
sans qu’il ait pu, dans l’eau des choses, être
le long reflet d’un calme réussi.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 227.
Ils ont de ces gueules.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », « Théodore Balmoral » n° 74, printemps-été 2014, p. 76.
(Sans doute l’enfance est-elle enchantée parce que tout ce qu’elle découvre s’est produit avant elle, avant la naissance, parce qu’elle observe les effets dont elle ne connaît les causes que par ouï-dire — et ainsi, en vieillissant, l’on pénètre la nature des choses, l’on voit les maisons se construire, les routes se dérouler sur les landes, les ponts s’élancer au-dessus des rivières, et, le progrès technique accélérant sa marche, dévorant le passé, on en vient à ne plus être entouré que d’objets, de décors, de paysages et d’êtres apparus au monde après nous, dont on a connu l’avènement puis l’ascension, auxquels on réserve cette familiarité qu’on ne témoigne pas aux dieux qui nous ont précédés et instruits.)
Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, pp. 21-22.
De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.