prosaïquement

Sur les murs étaient accrochés ces nouveaux tableaux animés, constamment en mouvement ; il s’agissait de deux machines bidimensionnelles qui se déplaçaient en bruissant doucement, comme le flux d’un océan lointain. Ou, pensa-t-il plus prosaïquement, comme une autofab subsurface. Il n’était pas très sûr d’aimer ça.

Philip K. Dick, Les Clans de la Lune Alphane, Albin Michel, p. 101.

Guillaume Colnot, 23 avr. 2002
temps

J’ai d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse, puis très bientôt j’ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. Quoique n’en laissant paraître peut-être, durant les premières décennies, que des signes légers une à deux fois par semaine, c’est un fait que j’ai été continuellement ivre tout au long de périodes de plusieurs mois ; et encore, le reste du temps, avais-je beaucoup bu.

Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, p. 43.

Guillaume Colnot, 18 juil. 2002
reflets

J’ai fait d’autres rêves. Il m’a semblé que je pourrais les atteindre, les tirer au jour si je me dépêchais, dans le demi-sommeil qui précède le réveil. On est alors comme un plongeur qui a quitté les grands fonds peuplés de visions mais n’a pas encore crevé la surface dont les reflets empêchent de deviner l’univers submergé, onirique. Je n’ai pas réagi assez vite. À deux ou trois reprises, dans la journée, il me semblera que je suis sur le point de saisir une bribe avec quoi, en tirant, je pourrai faire venir le Béhémot. Mais elle m’échappe et l’eau se referme.

Pierre Bergounioux, « jeudi 29 janvier 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 25.

David Farreny, 11 mars 2006
esprit

Et comme la vie et le travail se trouvaient dissociés, on a tiré au cordeau des voies rapides remparées de glissières en acier zingué, connectées au moyen d’échangeurs et de rocades où il vaut mieux éviter de se tromper parce qu’il n’est plus question de faire demi-tour et de recommencer. Le droit à l’hésitation, le goût ténu de liberté ont disparu de la circulation. Elle a pris la fixité d’un destin où il me semble reconnaître, lorsque je me hasarde sur les autoroutes de ceinture, l’esprit désastreux du présent.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, pp. 33-34.

David Farreny, 17 oct. 2006
partons

Nous partons, prenons de l’essence dans un garage pimpant. Soleil. Vitrail du prieuré […], losanges irisés à travers lesquels l’église se distend. Maisons basses de village, coqs, poules, vaches que l’on cache dans le fond des camions la nuit et qui pleurent ; fenêtres à demi ouvertes dans la campagne le 15 août, deux heures de l’après-midi, le repas familial pèse sur les visages. Brûlent les champs de tournesol.

Partons encore. Derrière la baie vitrée du bord de mer, Henry James se fige. Les demeures chics montrent la pointe des seins, cachent leur âme aux locataires. Hérons sur l’île, liserons, potagers et sentiers piétonniers. Forêts de pins, portails, langueur sévère de Rochefort.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 26.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
mauvaise

Chez les hommes, il y a trop peu d’enfance, de créativité, d’authenticité, d’absurdité même ; par contre il y a beaucoup trop de masculinité, de maturité : ils sont plus blets que mûrs. Ils ont l’haleine chargée, ils ont trop bu, trop fumé, c’est l’éternité mauvaise, la soirée a perdu son sens, ça fait longtemps qu’ils auraient dû rentrer chez eux ; mais les hommes restent à table, torse nu, et ils mangent, froide, une patte de poule, on dirait une main humaine : telle est souvent l’image de notre convivialité.

Maxime Ossipov, Ma province, Verdier, p. 38.

David Farreny, 2 juin 2011
place

Sa figure prit de nouveau une expression de surprise ; il ne pensait pas qu’une femme oserait parler ainsi à un homme. Quant à moi, je me sentais sur mon terrain ; je ne pouvais pas entrer en communication avec les esprits forts, discrets et raffinés, soit d’hommes, soit de femmes, avant d’avoir dépassé les limites d’une réserve conventionnelle, avant d’avoir franchi le seuil de leurs confidences et pris ma place près du foyer de leurs cœurs.

Charlotte Brontë, Jane Eyre ou les mémoires d’une institutrice, FeedBooks.

Cécile Carret, 11 nov. 2011
fasciste

Douguine, sans complexe, se déclare fasciste, mais c’est un fasciste comme Édouard n’en a jamais rencontré. Ce qu’il connaissait sous cette enseigne, c’était soit des dandys parisiens qui, ayant un peu lu Drieu La Rochelle, trouvaient qu’être fasciste c’est chic et décadent, soit des brutes comme leur hôte de banquet, le général Prokhanov, dont il faut vraiment se forcer pour suivre la conversation, faite de paranoïa et de blagues antisémites. Il ignorait qu’entre petits cons poseurs et gros cons porcins il existait une troisième obédience, une variété de fascistes dont j’ai dans ma jeunesse connu quelques exemplaires : les fascistes intellectuels, garçons en général fiévreux, blafards, mal dans leur peau, réellement cultivés, fréquentant avec leurs gros cartables de petites librairies ésotériques et développant des théories fumeuses sur les Templiers, l’Eurasie ou les Rose-Croix. Souvent, ils finissent par se convertir à l’islam. Douguine relève de cette variété-là, sauf que ce n’est pas un garçon malingre et mal dans sa peau, mais un ogre.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 348.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2012
rarement

Grande déconvenue, et si cruelle, car un livre ne saurait être une fin en soi ; il prétend toujours être une leçon, un manuel, excéder sa forme et sa matière, subvertir les processus, contrarier les flux, pervertir les chaînons logiques, modifier au moins les représentations, les choses telles qu’elles existent dans leurs noms, changer ces manches et ces poignées. Or, reconnaissons-le, un livre est bien rarement cela. L’écrivain est un théoricien sans école, sans disciple, sans parti. Il s’invente un monde dans lequel il est le seul à vivre et si quelques touristes s’y rendent parfois en excursion, il ne parvient pas à les retenir (seuls s’attardent un peu les plagiaires). Sa théorie ne les convainc jamais complètement, demeure pour eux une vue de l’esprit, une spéculation plus ou moins séduisante, plus ou moins audacieuse. Il s’agissait pourtant d’un programme poétique, d’un manifeste écrit non pour des lecteurs, mais pour des adeptes. J’espère avoir levé ce malentendu ridicule.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 43.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
somme

J’ai vu deux unijambistes aujourd’hui, coïncidence qui n’a pourtant rien de remarquable puisque c’est en somme comme si je n’en avais vu aucun.

Éric Chevillard, « samedi 6 janvier 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024

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