Ainsi naît le type de l’étudiant moderne (« Alors, tu passes ton exam ? »), un être brave, honnête, utile, mais pâle… pâle comme la lune qui n’a par elle-même ni lumière ni chaleur mais reflète une autre lumière, terrible et inconcevable. Un être encore vivant peut-être, mais d’une vie affaiblie et comme vouée à l’altération.
Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 162.
La morgue ouvrait aussi sur cette cour : parfois sous un drap une forme couchée passait, dont les brancardiers plaisantaient par la fenêtre ouverte avec les malades ; je n’étais pas sous ce drap, mes yeux voyaient l’été, j’avais loisir de parler des morts.
Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard, p. 148.
La « bien-pensance » n’est pas une « mal-pensance » qu’on appellerait ainsi par antiphrase. La bien-pensance pense bien, ce point est absolument acquis. Mieux vaut mille fois, s’il faut qu’une pensée règne, que ce soit elle qui règne plutôt que la mal-pensance. La bien-pensance pense vraiment bien. La bien-pensance a raison. Seulement l’obscène, si je puis me répéter (je ne me suis guère gêné jusqu’à présent), l’obscène c’est d’avoir trop raison. La bien-pensance a trop raison.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 260.
Il sait dire bonjour le matin, à midi, après midi, bonne nuit, au revoir, en bambara, il sait dire merci, soleil, argent — quelle pitié ! C’est un enfant, il commence à peine à parler, et déjà on le lâche en Afrique ! Oreille rouge rend leur salut à tous les passants. Il harcèle les gamins avec ses crayons, ses ballons. Il répond lui aussi en agitant le bras aux joyeux moulinets de cette fillette qui, à mieux y regarder, secoue sa salade.
Éric Chevillard, Oreille rouge, Minuit, p. 52.
Communiquer ? Toi aussi tu voudrais communiquer ?
Communiquer quoi ? Tes remblais ? — la même erreur toujours. Vos remblais les uns les autres ?
Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1065.
Tu fus telle ; sous la terre à présent,
Squelette et poudre. Sur les os et la fange,
En vain fixé dans l’immobile,
Mirant, muet, le vol des âges,
Veille seul la mémoire
Et la douleur le simulacre
De la beauté perdue. Ce doux regard
Qui fit trembler, comme aujourd’hui, ceux sur lesquels
Il s’arrêta ; ces lèvres d’où profond
Semble, comme d’une urne pleine,
Déborder le plaisir ; ce cou naguère étreint
Par le désir ; cette amoureuse main
Qui souvent, allongée,
Sentit devenir froids les doigts qu’elle serrait,
Et le sein pour lequel
Les hommes blêmissaient aux yeux de tous,
Furent un temps : à présent fange
Et ossements — dont une pierre
Cèle la vue infâme et triste.
Giacomo Leopardi, « Sur l’effigie funéraire d’une belle dame sculptée sur son tombeau », Chants, Flammarion, p. 219.
Le dernier des hommes, plongeant dans la foule, entre dans un monde où la disparition n’est pas une cause d’inquiétude, où elle n’est plus la mort, ni même l’absence ; elle est ressentie comme un battement de cil dans la vision ; elle est chaque fois comme l’enlèvement d’un obstacle, à peine aurait-il surgi : ce visage, ce regard une seconde rencontré, ces façades où toutes les ombres basculent au passage…
Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 41-42.
Le poisson rouge, à l’abri de deux fléaux majeurs : l’ennui et la rage de l’expression.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 100.
À mon âge je devrais le savoir, en être pénétré depuis longtemps, mais je me surprends à sans cesse le redécouvrir : une bonne partie de nos chagrins vient de l’excessive place que nous accordons aux autres, à nos illusions touchant le besoin qu’ils ont de nous, l’intérêt qu’ils nous témoignent. Nous avons trop souvent, par naïveté, par vanité, tendance à surestimer l’amitié que nos amis nous portent. En réalité, les gens, y compris nos proches, se passent très bien de nous. En être conscient et s’efforcer de n’en pas souffrir.
Gabriel Matzneff, La jeune Moabite. Journal 2013-2016, Gallimard, pp. 229-230.