pédalo

Sur deux hauts tabourets non contigus, un couple désemparé, assis au bar, affalé plutôt, oreilles dans la paume de la main, coudes repliés, nez sur les verres, était trop las pour échanger encore les arguments flaccides d’une dispute éculée, filée au long d’un week-end raté. Une femme un peu ample, un peu blonde, un peu pas jeune, contemplait de sa caisse à travers les grandes baies nues, arrondies, le gris panorama et elle répétait pour elle-même, à de réguliers intervalles : « Ah non, ce temps, j’vous jure… » J’ai acheté là quelques cartes postales racornies, aux couleurs « faites main ». Je les ai maintenant sous les yeux. Elles rendent bien l’esprit du lieu. La salle à manger de l’hôtel, légèrement tremblée comme par un soupçon que peut-être on ne dort pas, est vraiment une vision de cauchemar. Mais la Promenade en pédalo sur le lac (circa 1953) fouaille mieux encore la mémoire hallucinée. Le pédalo est flanqué à chaque bord par la haute silhouette d’un cygne de bois, au bec orange dont l’orange glisse un peu vers les sapins du fond. La souriante promeneuse — et pourtant elle sait, cette femme sait quelque chose, et moi d’elle, de ses malheurs vers 1961 — a un chemisier bleu, son ami une chemisette verte et les cheveux très calamistrés. Passe à l’arrière-plan, sur l’embarcadère blanc du Chalet de la Plage, une jeune famille d’au moins cinq enfants. La plus jeune des petites filles porte une jupe du même vert cru que la chemisette du si bien coiffé pédaleur. On sent qu’on se battra pour elle, à la sortie de bals de village, les samedis soirs.

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., pp. 63-64.

David Farreny, 30 juil. 2005
îlots

Outre la liberté toute physique d’aller, le fer dispensait un autre bienfait, d’ordre spirituel. Il instaurait, là où on l’avait employé, des îlots d’ordre et de mesure, de paix. La double hyperbole d’un pont de fil, la perspective rectiligne et plane des rails, le miroir de l’eau apaisée, derrière l’écluse, suspendaient, localement, la confusion ambiante, repoussaient l’échevellement des sources, la foison hirsute des bois, l’enchevêtrement de tout, l’obstacle, l’empêchement. Et ces formes pures étaient animées de la ténacité inflexible du fer. Elles résistaient à la poussée de l’eau, supportaient le passage des convois ferroviaires galopant vers l’ailleurs, essuyaient, sans faiblir, le chaud et le froid, la pluie, les jours et les nuits. Leur égalité, leur persévérance dans un être net se communiquaient à qui s’accoudait au garde-corps du bief ou s’accrochait à une suspente du pont, comme aux drisses d’une mâture, avec l’eau fuyant dessous, l’illusion légèrement enivrante, baudelairienne, qu’une frégate l’emportait par l’océan des terres.

Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, pp. 34-35.

David Farreny, 2 juin 2008
salamandre

La salamandre ne soupçonne rien de la moucheture noire et jaune de son dos. Il ne lui est pas venu à l’esprit que ces taches sont disposées en deux chaînettes ou se rejoignent en une seule sente compacte en fonction de l’humidité du sable, de la nuance vivante ou mortuaire du terrarium.

Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie, L’Âge d’Homme.

Guillaume Colnot, 19 mai 2009
frange

Quand j’écoute les prisonniers de guerre, si je les plains d’avoir été victimes d’événements qui leur échappaient, avec le sentiment d’avoir été, moi, victime de mon choix, lorsqu’ils racontent comment ils ont comblé le néant de tant d’années, je les jalouse. Ils recevaient des livres, faisaient du théâtre, montaient des spectacles. Ils avaient des clous, de la colle. Ils ont pu vivre dans l’imaginaire. Quelques fois, quelques heures, mais qui comptaient.

Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain sauf sa faculté de penser et d’imaginer. Vous ne savez pas. On peut faire d’un être humain un squelette où gargouille la diarrhée, lui ôter le temps de penser, la force de penser. L’imaginaire est le premier luxe du corps qui reçoit assez de nourriture, jouit d’une frange de temps libre, dispose de rudiments pour façonner ses rêves. À Auschwitz, on ne rêvait pas, on délirait.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 27 août 2009
aube

Personne, dans ce décor, pour soupçonner que la nuit aurait une fin. Tout était prêt à s’en tenir là, à la nuit. Cela s’était fait si naturellement.

Personne pour penser que l’aube viendrait par tous les orifices et poinçonnerait des motifs sur les vases d’étain, peindrait des fleurs sur la frise de la tapisserie, ferait sortir les yeux du bois, lancerait des cônes poudreux à travers l’espace où flottait un lustre à pendeloques. Le contour d’une porte se dessinerait, et ses rectangles emboîtés ; au-delà du tapis, par groupes, les dalles émergeraient du sol, le parsemant de petits lacs mats, jusqu’au fond d’une cheminée où deux bûches s’effondreraient dans la cendre. Un calendrier montrerait Venise et le bleu du ciel, encore noir, se refléterait dans les canaux. Juste en dessous, des clés pendraient.

Un point rouge s’allumerait dans la cuisine, au flanc de la cafetière automatique d’où s’échapperaient bientôt des vapeurs parfumées tandis que le jour qui darderait par les fentes des volets ses lignes obliques sortirait de leur gangue coquetiers et casseroles, classées par tailles sous les crochets. En continu, le moteur du Frigidaire pousserait un roulement grave où se mireraient en festons les rots de la cafetière. Partout s’allumeraient des carreaux et encore des fleurs, des fleurs de céramique, des fleurs qui n’en seraient pas, mais à qui l’aube permettrait d’en être, le temps qu’elles redeviennent bibelots, cendriers, poignées de portes.

On n’en était pas là. On dormait chez les Langre.

Pas d’aube.

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 25.

Cécile Carret, 27 août 2009
véritable

Chaque fois, fidèlement, cette secousse que lui transmettaient les architectures romanes lui faisait ressentir instantanément les proportions en lui-même, dans les épaules, les hanches, les semelles, comme si c’était là, mais caché, son corps véritable, oui, c’était une sensation corporelle qui le fit aussi lentement que possible s’approcher en arc de cercle de cette église en forme de coffre à blé.

Peter Handke, « Essai sur le juke-box », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 84-85.

David Farreny, 31 oct. 2009
honte

Moralité : ce n’est plus le sentiment de supériorité religieuse, raciale ou nationale qui, sous nos latitudes, fait les antisémites, c’est la honte, la contrition, une mémoire en forme de casier judiciaire et le remords d’appartenir au camp des oppresseurs. Ainsi s’égare la mauvaise conscience ; ainsi bascule dans la monstruosité cette aptitude à se mettre soi-même en question qui a longtemps constitué le meilleur de l’Occident, son trait distinctif et sa principale force spirituelle.

Alain Finkielkraut, « Au pays du progressisme déconcertant », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 235.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
tenant

Les sentiments et impressions les plus contradictoires se superposent et se mélangent en nous de façon littéralement indescriptible à n’importe quel moment donné, de sorte que sont bien rares les états d’enthousiasmes parfaits, de mélancolie rigoureuse, de fureur sans scrupule et même d’amour sans restriction. Les humeurs d’un seul tenant sont une invention des romans, nées de notre incapacité à observer, de notre paresse à décrire, du désir du lecteur, aussi, de rencontrer des situations claires, des idées simples, des opinions tranchées, des phrases qui disent ce qu’elles veulent dire, afin qu’on en finisse et que l’on puisse se faire, des auteurs, des livres et de chacun de leurs chapitres, une image précise, utile à la mémoire comme à la conversation. […] Il faudrait inventer une littérature qui se libère de cette contrainte-là, qui sache pétrir la simultanéité, la contradiction, la vérité de la vérité. Mais ce soir je ne puis.

Renaud Camus, « dimanche 15 mai 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., pp. 171-172.

David Farreny, 21 août 2011
signes

Le corbeau gesticulait, de profil, à l’extrémité de l’un des rameaux, l’arrondi d’un fruit au bec – le jardin était parsemé de fruits tombés de toute provenance, morceaux de mangue, de lychees, de kiwis –, les ailes ébouriffées et entremêlées, pliées, plissées, élancées de maintes façons, comme s’il en avait bien plus que cette seule paire, ou bien y avait-il plusieurs corbeaux, là à la fois en tas ? à se manger les plumes les uns les autres ?

« Corbeau, viens et parle. » Et le corbeau arriva de la couronne de l’arbre et atterrit sur la table du jardin à côté du livre ouvert et du café Blue Mountains, d’abord de la tête et des ailes il fit une série de signes muets puis il dit : « … »

Lorsqu’il s’envola, à sa place, sur la table une grosse larve faisait le gros dos. Il puait du bec et avait des taches claires à la tête. « Allume enfin la mèche ! » avait-il dit entre autre et quelque chose comme l’extrémité d’une mèche était apparu à côté du jeu de fléchettes rouillé depuis longtemps – il l’alluma comme il lui avait été ordonné. « Et coupe le pain à la main, pas à la machine ! » Et véritablement, lorsqu’il fit comme on lui en avait donné l’ordre, il lui sembla trancher le pain du petit déjeuner pour d’autres.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
hauteur

Il y a un cerf en bronze au milieu de la forêt, au bout d’une allée qui se sépare en deux pour aller jusqu’au château. Le cerf est sur ses pattes, campé sur un socle de pierre qui ressemble à ceux des cimetières ou des hommages aux grands hommes. Il est vif, altier. Il est maître de lui ; il n’est pas pourchassé ou défait, ni sur ses gardes. Même capturé par la statue, il est libre. Il est au-dessus de la séparation des chemins si bien qu’on doit passer le long, sous sa hauteur.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 33.

Cécile Carret, 22 sept. 2013

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