possession

Peut-on reprendre possession d’une chose ? N’est-ce pas la perdre ?

Franz Kafka, « 9 août 1920 », Lettres à Milena, Gallimard, p. 182.

David Farreny, 23 mars 2002
déréglage

Soirs ! Soirs ! Que de soirs pour un seul matin !

Îlots épars, corps de fonte, croûtes !

On s’étend mille dans son lit, fatal déréglage !

Henri Michaux, « Plume précédé de Lointain intérieur », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 599.

David Farreny, 13 avr. 2002
temps

J’oscillais dans l’immense main. Il a dû s’écouler du temps puisque j’oscillais, mais c’était un temps différent, interstitiel, sans image, sans terme ultérieur pour lui donner la pente, même légère, la vibration, le volettement insaisissables à quoi l’on reconnaît le temps.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 121.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
numéro

Appeler qui ? Paul épluche son carnet. Des noms suivis de chiffres s’y empilent comme au flanc d’un monument aux morts, champ infertile hérissé de proches perdus, d’amis d’un soir, d’anciennes amies qui se méprendraient. Reste ce numéro de la jeune femme en gris de l’autre soir, courage. On décroche au loin.

Jean Echenoz, L’équipée malaise, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 11 mars 2007
pièce

Ensuite je fus assis, épuisé et content, dans mon unique pièce ; plutôt pauvre en meubles, mais je sais au besoin prendre le coffre de ma machine à écrire pour oreiller et me couvrir avec la porte de la chambre. En outre, on pense mieux entouré de peu d’ustensiles : mon idéal serait une pièce vide sans porte ; deux fenêtres nues, sans rideaux, dans chacune se détire une croix maigre – inestimables pour ces sortes de ciels comme le matin vers quatre heures ; ou le soir, quand les grêles langues rouges de serpents poursuivent le soleil de leurs sifflements (mes doigts se courbent en conséquence).

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 69.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
linéaires

Houellebecq hocha la tête, écartant les bras comme s’il entrait dans une transe tantrique — il était, plus probablement, ivre, et tentait d’assurer son équilibre sur le tabouret de cuisine où il s’était accroupi. Lorsqu’il reprit la parole sa voix était douce, profonde, emplie d’une émotion naïve. « Dans ma vie de consommateur », dit-il, « j’aurai connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les aimés, passionnément, j’aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l’usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaite et fidèle s’était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n’étais pas absolument heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j’avais cela : je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C’est peu mais c’est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m’a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée — et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n’aura vécu qu’une seule saison… » Il se mit à pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. « C’est brutal, vous savez, c’est terriblement brutal. Alors que les espèces animales les plus insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d’années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur est jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produits qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui prétendent capter une attente de nouveauté chez le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.

— Je comprends ce que vous voulez dire », intervint Jed, « je sais que beaucoup de gens ont eu le cœur brisé lors de l’arrêt de la fabrication du Rolleiflex double objectif. Mais peut-être alors… Peut-être faudrait-il réserver sa confiance et son amour aux produits extrêmement onéreux, bénéficiant d’un statut mythique. Je ne m’imagine pas, par exemple, Rolex arrêtant la production de l’Oyster Perpetual Day-Date.

— Vous êtes jeune… Vous êtes terriblement jeune… Rolex fera comme tous les autres. » Il se saisit de trois rondelles de chorizo, les disposa sur un bout de pain, engloutit l’ensemble, puis se resservit un verre de vin.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 170-171.

David Farreny, 12 sept. 2010
répéter

Du fond de ma fatigue, j’ai senti poindre en moi le dégoût que m’avait inspiré en plusieurs occasions la conscience que ma vie s’était mise à bégayer et que je n’avais fait que me répéter quand je croyais commencer quelque chose.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 120.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
institution

Je fis ainsi d’innombrables pages d’écriture et arrivai à quelques kilomètres d’écriture, à la plume Sergent-Major, l’« étroite » ou la « lance », plus large mais plus dangereuse à manier car on y écrasait trop facilement les pleins et faisait des déliés trop gros. Lorsque les lettres n’étaient pas convenablement formées, on devait joindre les doigts de manière à les regrouper tous autour du pouce, garder la main verticale, bras tendu, pour qu’il soit tenu plus facilement si on tentait de le retirer. Je recevais chaque fois de cinq à dix coups de règle carrée en fer sur le bout des doigts, une douleur indescriptible qui remonte le corps entier et pendant laquelle on se demande comment il se fait qu’on soit encore en vie, le pire des châtiments corporels – la badine ou les verges sont presque un plaisir en comparaison.

Ce qu’on a fait et que l’on fait encore aux enfants est difficilement imaginable. Personne ne mesurera jamais ce que peut être la souffrance d’un enfant, et ce que les adultes prennent pour une simple et juste correction est une immense tragédie qui n’a jamais été écrite, parce qu’elle est démesurée, inaccessible à toute parole, et qu’il existe bien peu de moyens de se guérir d’une telle affliction, d’une blessure de l’être même. Elle reste toujours ouverte en profondeur, en sommeil dans l’âme, prête à se raviver dans toute son ancienne intensité. Le miracle, c’est que tant d’enfants, par un moyen ou un autre, s’en soient tout de même tirés. Il est probable que bien des crimes commis en ce monde ont pour origine la souffrance toujours injustement infligée aux enfants. Mais il est aussi bien des orphelins qui découvrirent grâce aux châtiments corporels la suprême recollection, bientôt détenteurs et maîtres exclusifs d’un septième ciel, de jour en jour prolongé, affiné, illustré par l’image même de ce qu’ils subirent et différé jusqu’à l’ultime cri.

Ces coups de règle sur les doigts faisaient partie de l’arsenal quotidien de la pédagogie de l’époque, aussi bien, semble-t-il, dans l’enseignement laïque que dans l’enseignement dit « libre ». À l’école libre, dont l’institution où on m’élevait dépendait, c’était à ce point courant que cela n’était même plus de l’ordre de la punition.

Tout enfant pensionnaire de l’époque vivait dans la punition, c’était un état naturel. On était presque soulagé d’être encore puni, le temps intermédiaire n’étant que l’intervalle entre deux punitions. Lignes et punitions de tous ordres devenaient ainsi un véritable refuge dans un univers d’enfance sans recours. Le tarif variait de cent à cinq cents lignes, c’est-à-dire de cinq pages de cahier à vingt-cinq environ. Il fallait écrire autant de fois qu’il y avait de lignes « Je ne dois pas parler en classe », ou bien « Je ne dois pas sucer mon pouce », ou encore « Je dois écouter ce qu’on me dit ».

Des lignes, j’en fis des milliers, et lorsque bien plus tard je commis avec un autre pensionnaire je ne sais plus quelle faute – en tout cas, ce n’est pas ce qu’on pourrait penser –, j’en fus le seul puni (les parents de l’autre payaient mieux). Je fus condamné à faire deux mille lignes (il n’y avait déjà presque plus de restriction de papier) et on eut l’intelligence de me faire copier un texte littéraire, je ne sais plus lequel. Je copiai avec passion. Je me rendis compte alors que copier n’était ni aussi mécanique ni aussi sot qu’il y paraissait et qu’il y fallait à la fois attention et précision. J’appris ainsi, à seize ans passés, l’orthographe une fois pour toutes. Jusque-là, je faisais en général de vingt à trente fautes dans une dictée de vingt lignes.

L’agenouillement sur une règle carrée ou sur ses propres doigts était lui aussi chose courante et, quoique nous ne fussions plus guère qu’une douzaine en 1941 ou 1942, il y en avait toujours au moins un dont on voyait les semelles et qu’on entendait geindre dans un coin. La directrice, qui enseignait toutes les matières sauf les mathématiques et l’anglais, se tenait au fond de la salle, gifle prête. Comme elle portait des semelles de crêpe, on ne l’entendait jamais venir et on avait beau être sur ses gardes, la gifle n’en tombait pas moins, appliquée de toute la main un peu en creux, de sorte à bien prendre ; on en avait la tête qui bourdonnait et on voyait tout en rouge. Je ne vivais plus que bras replié, coude en avant, abritant le visage.

On m’accusait alors d’avoir « mauvais esprit » et de vouloir faire croire à tout le monde qu’on passait son temps à me gifler, et on me giflait à tour de bras pour bien m’apprendre qu’on ne me giflait pas.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 185.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
sodium

Sublime abstraction du paysage.

COURTENAY — AUXERRE NORD.

Nous approchons des contreforts du Morvan. L’immobilité, à l’intérieur de l’habitacle, est totale. Béatrice est à mes côtés. « C’est une bonne voiture », me dit-elle.

Les réverbères sont penchés dans une attitude étrange ; on dirait qu’ils prient. Quoi qu’il en soit, ils commencent à émettre une faible lumière jaune orangé. La « raie jaune du sodium », prétend Béatrice.

Déjà, nous sommes en vue d’Avallon.

Michel Houellebecq, Le sens du combat, Flammarion, p. 61.

David Farreny, 26 avr. 2012
élan

Excuse-moi de ne pas venir aujourd’hui, j’avais dimanche quelque chose à faire et je ne l’ai pas fait, car le dimanche est court. Le matin, on dort ; l’après-midi, on se lave les cheveux et au crépuscule, on va se promener comme si on était un paresseux. J’emploie toujours le dimanche à prendre mon élan vers des plaisirs, c’est assez ridicule.

Franz Kafka, « lettre à Max Brod (21 octobre 1907) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 605.

David Farreny, 20 avr. 2014
glorifiantes

Les vacanciers se sont installés dans de petites zones pavillonnaires, molles et saugrenues. Si l’aboiement d’un chien est ordinaire (je ne me demande plus pour qui le chien hurle à la mort), un cri de coq constituerait une incongruité à peine moindre qu’un meuglement. Aux ébrouements animaux se sont substitués les crépitements mécaniques : crissements des freins, dérapages des roues sur le gravillon, bourdonnement des moteurs tournant au ralenti, tandis que les conducteurs font la conversation. À ces bruits s’ajoutent ceux que produisent les passions glorifiantes des propriétaires, l’usage des scies qui geignent sur le bois, crissent sur le fer, celui du marteau, dont les coups irréguliers rendent fou. Dès qu’un individu est à la retraite, il sait tout faire. À condition que cela fasse du bruit.

Jean Roudaut, « Jour de souffrance », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, p. 28.

David Farreny, 7 juil. 2014
effacé

Ce que nous laisse l’homme de génie, quand à notre tour nous nous éteignons, ce sont quelques phrases qui font rêver et quelques images qui font pleurer. Parce qu’il est entré en résonance avec notre inconscient, il nous appartient : peu importe que nous l’ayons mal compris, peu importe que nous l’ayons trahi, peu importe même que nous l’ayons oublié si, un jour, fraternellement, il a effacé de notre esprit ne serait-ce que deux ou trois certitudes.

Roland Jaccard, « Les adultères de la raison », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 8.

David Farreny, 9 déc. 2014

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