rien

Celui qui n’a rien n’est pas content.

Stéphane Mallarmé, « Thèmes anglais », Œuvres complètes, Gallimard, p. 1101.

David Farreny, 23 mars 2002
insaisissables

Les imbéciles font de bien plus redoutables adversaires, dans une discussion, que les gens intelligents, car n’exerçant aucun contrôle sur leurs propres arguments, ils sont insaisissables.

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., p. 67.

David Farreny, 14 avr. 2002
bonheur

Je sens que la nuit va être pénible, et dur le matin. Les murs ici sont en papier. Une voisine anglaise rit de bonheur chaque fois qu’elle ne tousse pas. Ma porte ferme mal. Elle est juste en face de l’escalier. On entendait tout à l’heure toutes les conversations du hall, et on les entendra dès sept heures du matin ; mais à ce moment-là, les camions qui tournent sous ma fenêtre, au sommet de la côte, m’auront déjà réveillé, si je suis arrivé à m’endormir ; etc., etc.

Je dois retrouver demain soir Dennis à Avallon.

Renaud Camus, « vendredi 18 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 52.

David Farreny, 30 juil. 2005
lent

Est-on un pilier ou un appui pour quiconque ? Non. Quiconque croit prendre appui hors de ses propres forces, son propre recours, il va tomber. On le sait pour soi. On finit par l’apprendre. C’est lent.

François Bon, « Calcul des poutres et agrammaticalité », Tumulte, Fayard, pp. 503-504.

David Farreny, 9 mai 2006
conservateur

Je suis un conservateur. Je veux conserver le monde tel qu’il est, non parce qu’il me paraît bon — au contraire, je le juge ignoble — mais parce que je suis dedans et que je ne puis le détruire sans me détruire avec lui.

Jean-Paul Sartre, « vendredi 6 octobre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 101.

David Farreny, 3 mars 2008
dialoguer

— Mais pourquoi tu es agressif comme ça ? me répond-on. J’accumule les maladresses, je serais un fâcheux pédagogue. Je participe mal aux conversations de chez nous, surtout intellectuelles ou qui l’imitent (parce qu’en plus ça s’imite : la grenouille qui se fait crapaud, la peste qui devient vérole). Toute chose que je dis devant quelqu’un se met aussitôt en orbite autour de son nombril et, pour me répondre, c’est à cette gravitation que mon interlocuteur réagit. Il ne conçoit pas la chose que je nomme, serait-ce un pauvre hareng saur : il contemple seulement le paysage de lui-même que crée la nouvelle lune que j’ai lancée. Et, selon la lumière qu’elle donne à son nombril, il approuve, critique, retouche ou, le plus souvent, élimine : la lune tombe. Son nombril est triste, je ne sais pas dialoguer.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
remorqueur

il y aura une fois

une chair qui se dénouera

sans cris ni larmes

cela aura lieu quelque part

Entre deux cailloux secs

Entre l’écorce et l’arbre

Au premier chant des bielles

À l’instant de la dernière cigarette

Il y aura une fois

deux yeux qui rouleront à fleur d’eau sale

vers le grand collecteur

Il y aura une fois l’instant fatal

où je devinerai enfin ce visage réel

si longtemps masqué

par le vol futile de deux ramiers

la sirène émouvante d’un remorqueur Quai de l’arsenal.

André Laude, « Testament de Ravachol », Œuvre poétique, La Différence, p. 231.

David Farreny, 30 déc. 2008
chair

Et loin pourtant d’être une jeunesse. Elle avait dépassé les trente ans, les trente-cinq même peut-être. Sa chair était d’une voluptueuse mollesse, d’une douceur patinée, on aurait dit que les nombreux lits, que les nombreux bras étrangers l’avaient comme attendrie, son visage était tendre aussi, comme la pulpe onctueuse d’une banane, et ses seins étaient comme deux menues grappes de raisin. Il y avait ce charme en elle de la grâce tout près de corrompre, cette poésie de la flétrissure imminente et de la mort. Elle aspirait l’air comme s’il lui brûlait la bouche, ou bien comme si, de sa petite bouche ardente de catin, elle léchait quelque friandise ou sirotait du champagne.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 112.

Cécile Carret, 4 août 2012
coiffeur

J’ai cessé d’aller chez le coiffeur à l’âge de quatorze ans à cause de l’odeur de la laque, du crissement des doigts de la shampouineuse sur mes cheveux mouillés, et de la douleur de ma nuque sur le bac en forme de U. Je coupe moi-même mes cheveux, ce qui étonne mes amis puisque avec l’expérience, je me rate peu.

Édouard Levé, Portrait, P.O.L., p. 20.

Cécile Carret, 30 mars 2014
reconnaîtra

Nul biographe n’attrapera jamais ces souvenirs flous de coins de rues, de départs d’escaliers, d’ondes de chaleur sur une plage qui constituent pourtant le fond mouvant de notre mémoire ; cette essence sensible de la vie reste inaccessible au biographe, si informé et documenté soit-il, en sorte que tout homme se reconnaîtra davantage en lisant Proust que dans le récit circonstancié de sa propre existence.

Éric Chevillard, « lundi 7 avril 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
reconstruit

Retour à travers les collines. Dîner à Cagnes. Village bien léché, comme tous les autres, nettoyé, restauré, emballé sous vide, surgelé. On pourrait manger à même les escaliers rouges et déglingués de Soutine qui ne sont plus ni rouges ni déglingués. Bien entendu. Cagnes, comme les autres patelins, donne l’impression d’avoir été sauvé de la démolition par un amateur d’art japonais ou américain, racheté, transporté pierre par pierre et reconstruit avec une fidélité scrupuleuse à l’original disparu. Mais le plus beau, le plus raffiné, le plus sophistiqué, c’est qu’il a été reconstruit là où il se trouvait auparavant, réérigé in situ, détruit et reconstruit sans avoir besoin d’être ni détruit ni reconstruit. Mort et aussitôt ressuscité. Ressuscité mort. Le faux est advenu à la place du vrai, là où se trouvait le vrai. « La nuit des embellissements modernes est tombée sur toutes les choses lumineuses », écrivait Bloy revoyant Périgueux à soixante-quatre ans.

Philippe Muray, « 3 août 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 529.

David Farreny, 29 fév. 2024
grotesque

Répugnant à se définir et à accepter des limites, cultivant l’équivoque en politique et en morale, et, ce qui est plus grave, en géographie, sans aucune des naïvetés inhérentes aux « civilisés » rendus opaques au réel par les excès d’une tradition rationaliste, le Russe, subtil par intuition autant que par l’expérience séculaire de la dissimulation, est peut-être un enfant historiquement, mais en aucun cas psychologiquement ; d’où sa complexité d’homme aux jeunes instincts et aux vieux secrets, d’où également les contradictions, poussées jusqu’au grotesque, de ses attitudes. Quand il se mêle d’être profond (et il y arrive sans effort), il défigure le moindre fait, la moindre idée. On dirait qu’il a la manie de la grimace monumentale. Tout est vertigineux, affreux, et insaisissable dans l’histoire de ses idées, révolutionnaires ou autres. Il est encore un incorrigible amateur d’utopies ; or, l’utopie, c’est le grotesque en rose, le besoin d’associer le bonheur, donc l’invraisemblable, au devenir, et de pousser une vision optimiste, aérienne, jusqu’au point où elle rejoint son point de départ : le cynisme, qu’elle voulait combattre. En somme, une féerie monstrueuse.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, pp. 453-454.

David Farreny, 17 mars 2024

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