septième

Pour l’artiste que je suis, derrière la philosophie c’est toujours un philosophe qui se cache, et moi, je réduis la philosophie au philosophe.

Parce que, si les philosophes désincarnent l’art, qu’il me soit permis d’incarner à mon tour la philosophie !

Et laissez-moi encore vous dire pour la mille et unième fois ce qui est évident depuis des siècles : que le philosophe sera toujours ridicule !

Et bête ! mais d’un bête ! Car enfin, la bêtise n’est rien d’autre que la sœur jumelle de l’intelligence et s’épanouit en florissant non pas sur le terreau vierge de l’ignorance, mais bien sur la glèbe féconde arrosée de la septième sueur des penseurs et des sages…

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, pp. 398-399.

David Farreny, 24 mars 2002
affligeant

Il n’est pas sur cette planète un village qui puisse s’enorgueillir de cette naissance – honte sur nos villages ! À quoi bon ces communes qui n’enfantent que les clairons et les tubas de la fanfare municipale ? Et n’est-il pas affligeant, quand on sait tout l’osier qui a poussé sur cette terre depuis l’aube des temps, n’est-il pas affligeant de penser qu’il ne s’en trouva pas douze brins pour tresser le berceau à Dino Egger ? Il y a de bonnes raisons de pleurer, nous en possédons tous un joli lot dont nous sommes du reste assez jaloux, mais celle-ci est sans doute la seule qui nous soit commune.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 13.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
courtes

111. Choses qui doivent être courtes

Le fil pour coudre quelque chose dont on a besoin tout de suite.

Un piédestal de lampe.

Les cheveux d’une femme de basse condition. Il est bon qu’ils soient gracieusement coupés court.

Ce que dit une jeune fille.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 238.

David Farreny, 2 juin 2011
rebutées

Une dame, dans un petit préfabriqué, m’accueille gentiment et m’invite à faire mon marché. Ce sont de véritables montagnes de fer qui se dressent devant moi et je dois peser soixante kilos tout habillé. Je commence par récupérer, près de l’entrée, des chutes rondes et triangulaires de fer noir, encore huileux, qui provient d’une fabrique de crics. Le sol est jonché de fortes tiges rondes filetées, rebutées. Ensuite, par une sorte de canyon aux parois de ferrailles enchevêtrées, vers l’arrière du terrain qui couvre un ou deux hectares. Je repère deux barres de coupe de faucheuse, l’une encore assujettie à l’engin, l’autre libre, tordue. Mais le montage des doigts, à écrou noyé, m’interdit de les prélever. Il faudrait une clé spéciale, à picots et, d’ailleurs, la rouille a soudé le tout. De lourdes installations industrielles ont été démantelées et entassées là, poutrelles, bennes, grandes roues crantées, inamovibles masses de métal. Il y a aussi des bulldozers, des trains de chenilles, des pelles aux dents énormes, un troupeau de camions militaires sous camouflage, enlisés, renversés dans la boue craquelée, tendrement appuyés l’un à l’autre, joue contre joue, des amoncellements de tire-fonds, de douilles d’obus de petit calibre avec les gaines d’alimentation. Plus loin, sous un enchevêtrement de poutrelles, des canons automatiques de 20 mm dont le percuteur a été maté d’un coup de chalumeau. Quel gâchis !

Pierre Bergounioux, « lundi 15 juillet 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 256-257.

David Farreny, 26 janv. 2012
absence

Est-ce à cette époque qu’une coupe de cheveux unique a été instaurée dans tout le pays ? Ou plus tôt, en même temps que l’interdiction des vêtements de couleurs ? Je me souviens qu’à Kôh Tauch, les cheveux longs, même noués, avaient disparu. Symbole féminin, donc sexuel. Signe de laisser-aller. Ou volonté de se différencier. Tous les cadres Khmers rouges ont pris modèle sur Pol Pot : coupe franche derrière les oreilles. Et la coupe « oméga » pour les jeunes filles, comme l’appelaient secrètement mes sœurs : une frange ; et les cheveux sur la nuque. Mais attention : se raser la tête était très mal vu également, car on pensait aux bonzes – l’enfant que j’étais ne l’a appris que plus tard.

À nouveau, je m’interroge : quel est le régime politique dont l’influence va de la chambre à la coopérative ? Qui abolit l’école, la famille, la justice, toute l’organisation sociale antérieure ; qui réécrit l’histoire ; qui ne croit pas au savoir et à la science : qui déplace la population ; qui contraint les relations amicales et sentimentales ; qui régit tous les métiers ; forge des mots, en interdit d’autres ? Quel est le régime qui envisage une absence d’hommes plutôt que des hommes imparfaits – selon ses critères, j’entends ? Un marxisme tenu pour une science ? Une idéocratie – au sens que l’idée emporte tout ? Un « polpotisme », travaillé par la violence et la pureté ?

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 102.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
étirement

Je sais aussi de longs soirs d’été, haïssables. Une fatigue, un ennui, le sentiment d’être si différent des autres émanent pour moi de leur clarté. En ville, ces instants sont insoutenables. Je ferme les yeux et les vagues viennent mourir à mes pieds. À quoi bon les illusions ? Les réverbères ne s’allument plus. C’est le règne de l’indiscrétion. Cet étirement des jours vous met face à votre médiocrité. Il dit : «  Alors, toutes ces promesses que tu n’as pas tenues ? Tu prétends au bonheur, mais ne sais l’obtenir. Il est si proche de toi, pourtant, à portée de ta main. Mais tu es faible, et lâche, et négligent. La vraie vie ne sera jamais pour toi.  »

Bernard Delvaille, « Feuillets », Le plaisir solitaire, Ubacs, p. 14.

David Farreny, 15 août 2012
connu

Connaissance totale de soi-même. Pouvoir encercler l’étendue de ses capacités, comme la main enveloppe une petite balle. Prendre son parti de la plus grande déchéance comme de quelque chose de connu, à l’intérieur de quoi on reste encore élastique.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.

David Farreny, 28 oct. 2012
dispensés

Il y a des questions dont nous ne pourrions pas venir à bout si nous n’en étions dispensés par nature.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 456.

David Farreny, 8 nov. 2012
pensé

Épilogue des cérémonies funèbres consécutives à la mort du général de Gaulle : tous les troncs de l’église de Colombey, lourds de l’argent des cierges allumés à la mémoire du général, ont été fracturés cette nuit (les journaux). Il est rafraîchissant que le train de ces petits métiers sagaces et inusables — aussi paisiblement imperméables à la grandeur qu’un chien qui regarde un évêque — recoupe ainsi avec ingénuité les grands événements de ce monde et en éclaire une face cachée, mais non indigne d’intérêt. Brusquement on s’avise du menu génie de l’à-propos, de la jugeotte admirablement objective qu’il faut à certains déployer pour survivre, et on sourit, on admire un peu. Ils y ont pensé !

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 60.

David Farreny, 19 oct. 2014
double

Röskilde. La cathédrale de briques sans grâce est le Saint-Denis du Danemark, avec ses gisants de pierre attroupés, dont le nom même est depuis longtemps silence (le Danemark, par une singulière fortune, n’a eu qu’un roi et qui n’a pas régné : Hamlet). Tout autour, le silence nordique des rues et des ruelles, fané et sédatif — plus engourdissant que celui de la Hollande — qui est celui des franges du monde habité : malgré la nécropole royale toute proche, on sent que le charroi brutal de l’Histoire n’a jamais éveillé cette calme et végétale bourgade : elle n’écoute que le vent bruissant qui remonte le fjord plat et passe sur les prés d’un vert cru, les cris des oiseaux de mer au-dessus de l’herbe, le carillon austère et luthérien qui tombe d’heure en heure des clochers. Il n’y a rien à chercher, rien à prendre à Röskilde : respirons une seconde le vent acide, hivernal encore en avril, qui souffle du Belt, arrêtons-nous quelques minutes à la pâtisserie, confortable et somnolente, pour manger un gâteau danois à la crème danoise, qui est une crème double, et partons — puisque nous n’avons pas assez de temps pour le seul, simple et profond plaisir que promet la ville et qui aurait été non pas d’y vivre, mais d’y dormir ; d’y dormir une vraie nuit danoise : une nuit double.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 241-242.

David Farreny, 20 oct. 2014
formule

Le répertoire de répliques et de phrases toutes faites court-circuite notre expérience – la formule l’empêche de se développer selon notre loi propre, elle la confisque, la banalise, fait d’elle une généralité : par sa faute, nous ne vivons jamais rien d’inédit (et c’est pourquoi il faut écrire).

Éric Chevillard, « mercredi 16 mai 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024
analogie

Exerce avec retenue ton sens de l’analogie ou tu pourrais bien découvrir qu’il n’existe qu’une pauvre chose grise et flasque d’un bord à l’autre du monde.

Éric Chevillard, « vendredi 2 septembre 2022 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 17 mars 2024
impôt

La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que la vie ait connu.

Fernando Pessoa, « 13 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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