Au-delà du périphérique, assez loin mais bien visible, une enseigne lumineuse tourne sur elle-même, bleue, au sommet de la tour Pleyel. D’autres enseignes couronnent la plupart des immeubles situés entre le boulevard extérieur et le périphérique. Le long de l’avenue, c’est plutôt le rouge qui domine — le rouge de Bosch ou celui de Firestone —, mais dès que l’on s’engage dans la rue Félix-le-Croisset, sous les acacias d’où émane en saison une sorte de foutre pelucheux, on pénètre temporairement dans un espace plus confiné, baigné par les publicités Samsung, Panasonic ou Daïkin d’une diffuse et sourde lumière bleue. Cet environnement bleu, de concert avec les émulsions de foutre d’acacia, favorise après quelques minutes d’immersion l’apparition de sensations aquatiques.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 50.
Même si la naissance fut un choc, il ne faut pas désirer, fût-ce dans le rêve le plus trouble, reprendre une vie intra-utérine. Il convient de savoir renoncer. On n’aura plus à naître. Ça au moins n’est plus à recommencer. Et encore. Quelques faits de réminiscence chez de tout jeunes enfants font douter certains. Cette époque peut-elle demeurer dans le doute ? Non ! Il va falloir prochainement faire la preuve. Qu’on soit enfin tranquille. Ou qu’on ne le soit plus jamais…
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 381.
Je suis arrivé au tréfonds de mes convictions.
Et, de ce mur de fondation, on pourrait presque dire qu’il est supporté par toute la maison.
Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, p. 74.
Ce que je veux dire, c’est qu’ils étaient hommes, et femmes, à délibérer en compagnie de la douleur, à la tenir, comme le reste, en respect.
Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 29.
Un spectre hante la société actuelle : celui d’une critique à laquelle elle n’aurait pas pensé. Dans le but de se protéger de cette menace, elle ne cesse de sécréter ses propres contestataires et les pousse en avant : objecteurs de substitution, rebelles de remplacement, succédanés de perturbateurs, ersatz de subversifs, séditieux de synthèse, agitateurs honoraires, émeutiers postiches, vociférateurs de rechange, révoltés semi-officiels, provocateurs modérantistes, leveurs de tabou institutionnels, insurgés du juste milieu, fauteurs de troubles gouvernementaux, émancipateurs subventionnés, frondeurs bien tempérés, énergumènes ministériels. C’est avec ces supplétifs que l’époque qui commence a entrepris de mener la guerre contre la liberté.
D’une façon plus générale, la civilisation qui se développe sous nos yeux ne parvient à une parfaite maîtrise et un contrôle total qu’à condition d’inclure en elle l’ensemble de ce qui paraît la contredire. C’est elle, et elle seule désormais, qui encadre les levées de boucliers et les tollés de protestation. Elle s’est attribué le négatif, qu’elle fabrique en grande série, comme le reste, et dont elle sature le marché, mais c’est afin d’en interdire l’usage en dehors d’elle. L’ « anticonformisme », la « déviance », la « transgression », l’ « exil du dedans » et la « marginalité » ne sont plus depuis belle lurette que des produits domestiqués. Et les pires « mauvaises pensées » sont élevées comme du bétail dans la vaste zone de stabulation bétonnée de la Correction et du Consensus. Ainsi toute pensée véritable se retrouve-t-elle bannie par ses duplicatas.
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 13-14.
Crab ne pourrait pas avoir de chat. Je suis beaucoup trop indépendant, dit-il.
Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 119.
Buée de buée a dit le Sage buée de buée tout
est buée
Tous les fleuves vont vers la mer et la mer
n’est pas pleine vers le lieu où vont les fleuves
là ils vont toujours
Toutes choses sont d’une lassitude nul ne saura le dire
l’œil n’en aura pas assez de voir
et l’oreille ne se remplira pas d’entendre
et tenez tout est buée et pâture
de vent.
Georges Perros, « La pointe du Raz », Papiers collés (3), Gallimard, p. 138.
La conversion de malfaiteurs avant leur exécution peut être comparée à une espèce de gavage : on les engraisse spirituellement et, afin qu’ils ne rechutent plus, on leur coupe ensuite le cou.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 183.
De nombreux hommes reposent déjà dans une paix absolue ; partir, monter en selle, être porté, cela ne les regarde plus. Même les morts voyagent durant l’année : autour du soleil.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 257.