fils

Ne comptez pas sur moi

Je ne reviendrai jamais

Je siège déjà là-haut

parmi les Élus

Près des astres froids.

Ce que je quitte n’a pas de nom

Ce qui m’attend n’en a pas non plus

Du sombre au sombre j’ai fait

un chemin de pèlerin.

Je m’éloigne totalement sans voix

Le vécu mille et mille fois m’a brisé, vaincu.

Moi le fils des Rois.

André Laude, « dernier poème », Œuvre poétique, La Différence, p. 725.

David Farreny, 21 mars 2002
visages

Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ce qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant, s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille.

Marcel Proust, « Autour de Mme Swann », À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, p. 61.

Bilitis Farreny, 23 mai 2002
réalité

Ce récit, comme L’orphelin, tient de la protestation idéaliste, malgré moi. Il dénonce ce qu’il énonce, au mépris de la causalité conditionnelle qui fit de ceux dont je parle ce qu’ils furent. Ils ne pouvaient être autres. Telle était la réalité. Mais c’en était une autre, pour immatérielle et mince qu’elle fût, que le déplaisir, la crainte, l’ennui corrosif, l’animosité que j’ai gagnés à leur commerce forcé.

Pierre Bergounioux, « lundi 27 février 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 530.

David Farreny, 18 janv. 2008
champion

Champion

de la

détestation

en tout genre

briseur de vie

dont

la mienne

réducteur

de tout ce

qui n’est pas

à ma taille

bulle

ne remontant

définitivement plus

à la

surface

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 37.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2009
érosion

Korbous. Les maisons ici, les coupoles, les balustrades souffrent d’une sorte d’érosion par excès, surbadigeonnées de blanc. Les formes s’empâtent ainsi et s’arrondissent de couches successives qui font comme des déformations articulaires, créant une harmonie rugueuse dans ce rêve de neuf que tout contredit.

Gérard Pesson, « mardi 30 juillet 1996 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 242.

David Farreny, 27 mars 2010
tare

Je vois sur ma table la photographie de l’être que j’étais à ce lever de ma vie d’homme, et, sous la toison de boucles brunes, jadis orgueil de ma mère, mais déjà bien assagies, je distingue un profil assez fin. Un front égal, un œil pâle, bien placé, mais sans éclat sous des paupières maladives, un nez court et busqué, une lèvre supérieure proéminente, où pointent les prémices d’une moustache retardataire, une bouche aux lèvres épaisses, volontiers entrouvertes sur des dents assez belles, mais écartées, et, subitement, la fuite d’un tout petit menton raté, d’un mauvais petit menton de hasard, qui entache l’ensemble et le tare de sa défaillance.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 41.

David Farreny, 13 juil. 2010
placé

Dans ces déserts solitaires, des hommes cultivés auraient pu inventer toutes les théories et toutes les sciences, mais ils n’auraient pu élaborer cette partie de la théologie physique qui prouve à l’orgueil humain que la nature a tout préparé pour sa jouissance et son bien-être. Un orgueil bien caractéristique de notre époque, car l’homme trouve plus de satisfaction à l’idée qu’un être étranger a tout fait pour lui que dans la conscience que c’est lui qui a placé toute cette finalité dans la nature.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 75.

David Farreny, 12 janv. 2011
français

Les objets français contribuaient à me rassurer, ils avaient quelque chose de grêle, de gai, de moins « sérieux » que les objets allemands. Les bicyclettes par exemple étaient fines et légères, elles ressemblaient aux allumettes. Les autos paraissaient plus hautes sur pattes, on eût dit de vieilles dames de bonne famille. Il y avait en France des barrières de ciment qui imitaient les troncs d’arbres avec nœuds dans le bois et écorce et des allumettes qui s’enflammaient quand on les frottait sur le pantalon. Les pièces de monnaie avaient un trou au milieu. C’était un peu comme en Italie, tout semblait plus maigre, plus alerte, plus rapide qu’en Allemagne.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 171.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
mobilisation

Il est connu qu’une mobilisation générale soulage les hommes, qui ne sont heureux de se retrouver, de vivre ensemble, qu’en état de guerre, que si l’absurde les concerne tous. La paix n’est jamais supportable.

Georges Perros, « Tête à tête », « Les cahiers du chemin », numéro 5, Gallimard, p. 58.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
incroyables

Je me souviens, avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’ai toujours quelque difficulté à supposer de la sincérité dans les mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu, seul avec lui-même, qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupe. Quand on souffre, on souffre seul.

Quel ensemble déplorable ! Quel manque d’humanité et de douleur ! Ils étaient réels, donc incroyables. Personne n’aurait pu tirer d’eux une scène de roman, le cadre d’une description. Cela coulait comme les ordures dans un fleuve, le fleuve de la vie. J’ai été pris de sommeil à les voir, un sommeil suprême et nauséeux.

Fernando Pessoa, « 72 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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