avale

L’homme — son être essentiel — n’est qu’un point. C’est ce seul point que la Mort avale. Il doit donc veiller à ne pas être encerclé.

Henri Michaux, « Un point, c’est tout », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 431.

David Farreny, 20 mars 2002
clinophilie

À propos de la « clinophilie » des dépressifs (ou goût de se coucher, d’être étendu), dont parle Lucien Israël dans son Introduction à la psychiatrie, je me rappelle avoir lu, dans le dernier Gogol fou (Passages choisis de ma correspondance avec mes amis, III), ceci qui m’avait frappé : « Je me sens souvent si mal, si mal, je ressens dans toute ma carcasse une fatigue si terrible, que j’en viens à être heureux à un point inimaginable quand enfin se termine la journée et que je peux me traîner jusqu’à mon lit. »

Je rappelle que « clinique » (du grec kleinô, être étendu) désigne à l’origine un établissement où les malades disposent d’un lit où pouvoir s’étendre.

Clément Rosset, Route de nuit, Gallimard, p. 68.

David Farreny, 19 juil. 2005
principe

Le poing de fer qui les a martelés a comme parachevé leur principe fossile, leur essence chtonienne. Écornés, rongés, feuilletés, sous le pilon, à l’instar de bancs sédimentaires, leur carcasse grise, herbue, a fini par se confondre avec l’écorce terrestre. N’étaient les couleurs piquées dessus, les écriteaux de tôle et l’esplanade ménagée à proximité, rien ne les distinguerait des reliefs entassés, entre Argonne et Woëvre, sur l’antique route des invasions. Quand on gagne la superstructure, on a besoin de se rappeler, de se dire qu’on a leurs deux étages, et les soutes, sous les pieds, qu’on en foule le toit, et non une quelconque portion de la surface du globe. Les inégalités sont telles qu’elles excluent l’idée d’ouvrage, de toit, d’art et de mesure, de fragilité qui signent la main de l’homme. Il n’y a que la vieille terre pour souffrir pareilles lésions et n’être pas percée, détruite, pulvérisée. Les projectiles de 400 — deux mètres de long et huit cents kilos — qui ont traversé, n’ont pas enlevé de grands pans de muraille, à peine dérangé les profondeurs obscures, compartimentées, de termitière. Le seul effet, indirect, de ces colossales atteintes, c’est l’inflexion, peu perceptible, qu’on observe dans la galerie où un dépôt de munitions, enflammé par un coup perforant, explosa. La paroi du fort a reculé d’une trentaine de centimètres et tout un bataillon — six cent soixante-dix hommes — fut foudroyé, dont on mura les restes dans une casemate.

Pierre Bergounioux, Le bois du Chapitre, Théodore Balmoral, pp. 50-52.

David Farreny, 21 oct. 2005
je

Seul ce Je rend possible la déclinaison du monde : car Tu, Il, Elle, Nous, Vous, Ils et Elles déclinent autant de modalités de l’altérité. L’autre intime, tutoyé, proche ; le tiers plus lointain ; l’ensemble des Je associés dans un projet commun ; le tiers intime ; les lointains assemblés. Une relation avec l’autre est impossible à construire si la saine relation entre soi et soi qui construit le Je, n’existe pas. Une identité défaillante, ou absente à elle-même, interdit l’éthique. Seule la force d’un Je autorise le déploiement d’une morale.

Tout Je qui n’est pas voulu, travaillé, par une puissance, taillé par une énergie, se constitue par défaut avec tous les déterminismes qui prennent la place.

Michel Onfray, La puissance d’exister, Grasset, p. 102.

Élisabeth Mazeron, 15 janv. 2007
consumais

J’entendais contre les vitres, derrière le rideau, descendre la pluie mêlée de neige. Je me consumais dans une chambre d’hôtel comme un miracle dont personne n’est témoin.

Henri Thomas, Le précepteur, Gallimard, p. 19.

David Farreny, 3 mars 2008
euh

De temps à autre, l’un ou l’autre de nos camarades s’évapore de la sorte ; alors, enfonçant la tête entre les épaules, nous disons : — Euh… (que peut-on dire d’autre) ; et une légère consternation flotte dans l’air. Pourtant, dans notre belle majorité, nous tous, employés, sommes déjà en train de mourir. Nous qui avons passé la quarantaine, chaque année plus vieux d’une année. Au cimetière, […] chacun de nous se supportait lui-même tel un sac rempli de décès.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 89.

David Farreny, 4 mars 2008
impossible

Être l’amant d’une fille de ferme, d’une petite serveuse de café, d’une ouvrière, qui rentre le soir vannée. On lui a préparé son repas. On la caresse doucement. On l’aime. Est-ce impossible ?

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 58.

David Farreny, 24 mars 2012
tableau

L’homme est un immense marécage. Quand l’enthousiasme le prend, c’est, pour le tableau d’ensemble, comme si dans un coin quelconque de ce marais une petite grenouille faisait pouf dans l’eau verte.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 509.

David Farreny, 9 nov. 2012
bord

Sept heures du matin. L’eau vert clair de la piscine frémit comme si des sirènes s’y étaient baignées pendant la nuit. Comme un mystère flotte au-dessus de chaque bassin. Près du bord de la piscine, un Hongrois moustachu, c’est le maître nageur.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 52.

Cécile Carret, 12 juin 2013
stewart

À peine levé, le soleil a replongé dans la poix. Soleil noir de la putréfaction : il réapparaît quelques instants plus tard, la partie basse de son disque maculée d’un goudron dont il se dégage avec peine et ne retrouve de sa superbe qu’au moment où l’avion dégringole vers Roissy. On s’agite, on s’habille, on se lève. Le culte est fini, on va regagner la terre. À la sortie, le stewart, en habit bleu chamarré d’or, donnera à chacun sa bénédiction.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 148.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013

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