matière

M. Crawley avait apporté ses soins et ses consolations à cette femme délaissée sur son lit de souffrance ; et elle avait quitté le monde, raffermie par ses pieuses exhortations. Depuis bien des années, il était seul à lui témoigner des égards et des attentions. Telle était dès longtemps l’unique consolation de cette âme faible et abandonnée. La matière chez elle avait longtemps survécu à l’esprit.

William Makepeace Thackeray, La foire aux vanités (1), P.O.L., p. 207.

David Farreny, 22 mars 2002
possession

Peut-on reprendre possession d’une chose ? N’est-ce pas la perdre ?

Franz Kafka, « 9 août 1920 », Lettres à Milena, Gallimard, p. 182.

David Farreny, 23 mars 2002
bataille

La veille de la bataille, tandis que Napoléon, de son côté, grignotait une poitrine de mouton arrosée d’un demi-verre de Chambertin, je constatai quant à moi que le distributeur automatique de plats chauds installé dans le hall de l’hôtel Formule 1 était en panne, et que pour obtenir le cassoulet sur lequel j’avais jeté mon dévolu, il me faudrait ressortir et marcher jusqu’à la réception de l’hôtel Etap, laquelle disposait en principe d’un appareil du même type. En fin de compte, je ne dînai pas (même si je savais, par la littérature, que c’est à sa capacité de se restaurer normalement, à la veille d’une bataille ou de son exécution capitale, qu’on reconnaît l’homme de caractère).

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 105.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
fers

Angra-dos-Reis, Ubatuba, Parati, São Sebastião, Villa-Bella, autant de points où l’or, les diamants, les topazes et les chrysolithes extraits dans les Minas Gerais, les « mines générales » du royaume, aboutissaient après des semaines de voyage à travers la montagne, transportés à dos de mulet. Quand on cherche la trace de ces pistes au long des espigões, lignes de crêtes, on a peine à évoquer un trafic si important qu’une industrie spéciale vivait de la récupération des fers perdus en route par les bêtes.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 97.

David Farreny, 29 nov. 2003
ligne

On peut se lasser de poursuivre l’impossible étreinte des idées, comme d’autres désespèrent d’atteindre l’impossible accord des âmes. On peut douter de tout sauf des mots, dont on a besoin pour douter ; ils n’ont peut-être aucun pouvoir définitif, mais un admirable éblouissement de surface dont un cœur simple a le droit de s’enchanter. Un beau texte est comme une eau marine ; sa couleur vient du reflet de son fond sur sa surface, et c’est là qu’il faut se promener, et non dans le ciel ou dans les abîmes ; il faut bien admettre que les idées sont toujours plus haut ou plus bas que la ligne des mots, et cette térébrante oscillation est source de détresse ; mais la ligne des mots est belle.

Roland Barthes, « Réflexion sur le style de L’étranger », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 75.

David Farreny, 31 oct. 2004
aimer

En pleine course — dans le tohu-bohu d’une partie de barres ou de tout autre jeu — je heurtai l’un de mes camarades qui courait en sens inverse et fus projeté contre un mur, si violemment que je me fendis l’arcade sourcilière jusqu’à l’os. Je restai à genoux — ou à quatre pattes — sur le gravier, tête baissée et saignant en abondance. Il paraît que je perdis connaissance, mais je n’en ai aucun souvenir et crus même, avant qu’on ne me certifiât que je m’étais évanoui, avoir gardé constamment toute ma lucidité. La muraille se trouvant à ma droite et ma tête ayant été blessée du côté gauche, je ne réalisais pas que j’avais dû pivoter sur moi-même avant d’occuper la position d’animal assommé dans laquelle je faisais de mornes réflexions. Il me sembla d’abord que la simple rencontre de mon front avec celui de mon condisciple m’avait ouvert la face ; c’est seulement plus tard qu’on me raconta que je m’étais déchiré contre une aspérité du mur, ou contre un clou planté dans ce mur. Je sentais couler mon sang ; je n’éprouvais pas la moindre douleur mais il me semblait, tant le choc avait été violent, que ma blessure était énorme et que j’étais défiguré. La première idée qui me vint fut : « Comment pourrai-je aimer ? »

Michel Leiris, L’âge d’homme, Gallimard, p. 131.

David Farreny, 1er mars 2005
traversier

Sentiment de l’infini, de la présence de l’infini, de la proximité, de l’immédiateté, de la pénétration de l’infini, de l’infini traversant sans fin le fini. Un infini en marche, d’une marche égale qui ne s’arrêtera plus, qui ne peut plus s’arrêter. Cessation du fini, du mirage du fini, de la conviction illusoire qu’il existe du fini, du conclu, du terminé, de l’arrêté. Le fini soit prolongé, soit émietté, partout pris en traître par un infini traversier, débordant, magnifique annulateur et dissipateur de tout « circonscrit », lequel ne peut plus exister.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 12.

David Farreny, 21 oct. 2005
voyais

Cathy, que l’adversité stimule, entre dans le roncier avec une vigueur issue (j’imagine) de la Sibérie orientale, de sa lointaine ascendance bouriate ou mandchoue. J’admire, discrètement, l’assortiment unique d’énergie et de grâce, de fraîcheur et de feu, de pudeur, de modestie, de bonté, de force d’âme qu’il a plu aux puissances occultes de composer avec le soin infini dont elles étaient capables avant de le placer sur ma route désastreuse, il y a exactement trente ans. Je n’avais absolument rien à offrir en échange, hormis ceci : je voyais. J’avais quatorze ans et j’ai vu, tout, d’emblée, sans que rien m’échappe, avec le ferme dessein d’en tenir le plus grand compte.

Pierre Bergounioux, « mardi 20 juillet 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 316.

David Farreny, 20 nov. 2007
cour

Tu es la cave fermée

au sol de terre battue,

où l’enfant est entré

une fois, les pieds nus,

et sans cesse il y pense.

Tu es la chambre sombre

qu’on évoque sans cesse,

comme l’ancienne cour

où l’aube se levait.

Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard, pp. 194-195.

David Farreny, 2 sept. 2008
coûteux

Retour dans l’obscurité brumeuse. Nous parlons de la rupture opérée par l’exil, les études, entre nos vies antérieures et celle, tendue, toute pensive, que nous tentons d’inventer, au loin. Derrière nous, une sorte d’éternité, l’obscur repos en soi-même dans le cercle étroit des collines, devant, l’espoir coûteux d’y voir plus clair, le soin épuisant de vivre à la hauteur d’un présent que notre petite patrie, fermée, retardataire, n’a jamais soupçonné.

Pierre Bergounioux, « vendredi 30 décembre 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 271-272.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
drogué

La drogue est bonne. Drogué sait le lien. Drogué sait la bonne est drogue. Il l’aime. La drogue est bonne. La drogue donne. Drogué sait, va vers la bonne drogue. La drogue bonne donne du bonheur. Drogué a vu le lien. La drogue est bonne à Drogué. Drogué sait aller au bon. La vie va vers le bon. L’aime. Connaît le lien entre Drogué et le bon de la bonne drogue. Drogué donne de la bonne drogue. Drogué va vers la bonne drogue. La drogue sait donner. Drogué a un lien avec la drogue. La drogue donne. Drogué connaît. La drogue est bonne à donner à Drogué. La drogue est bonne, la drogue est vraiment bonne, est un bonheur.

Christophe Tarkos, « Oui », Écrits poétiques, P.O.L., p. 220.

David Farreny, 21 mai 2009
pend

Un prénom, et parfois moins encore : le souvenir d’un profil contre le jour d’une fenêtre, d’une ombre sur le mur d’une alcôve, d’une ligne sinueuse et chaude un instant suivie du bout paresseusement des doigts, d’un corps plongé dans l’eau d’une glace ancienne, trouble et verdie comme celle de ce miroir qui reflète nos visages. L’écho d’une voix, d’un soupir, des bruits presque imperceptibles et du silence même du long éventail de satin noir que celle-ci gardait attaché à son poignet comme une arme inutile, couvrant, découvrant elle-même toute livrée aux regards, aux mains, ou qu’elle balançait, grand ouvert, au vol frais, sur nous gisant au plus obscur d’une chambre bien défendue contre l’après-midi d’été. Un buste incliné sous une chevelure dont la masse se rassemble brin à brin au contour d’une épaule, glisse avec lenteur le long d’un bras, et pend.

Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 998.

David Farreny, 12 avr. 2011
Inquisition

Par sa clarté desséchante, par son refus de l’insolite et de l’incorrection, du touffu et de l’arbitraire, le style du XVIIIe siècle fait songer à une dégringolade dans la perfection, dans la non-vie. Un produit de serre, artificiel, exsangue, qui, répugnant à tout débridement, ne pouvait en aucune façon produire une œuvre d’une originalité totale, avec ce que cela implique d’impur et d’effarant. En revanche, une grande quantité d’ouvrages où s’étale un verbe diaphane, sans prolongements ni énigmes, un verbe anémié, surveillé, censuré par la vogue, par l’Inquisition de la limpidité.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 913.

David Farreny, 1er mars 2024

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