fatigue

Cette fatigue est loin de m’être particulière. Et c’est elle qui vous ôte de plus en plus toute envie d’échanger des idées avec quiconque. J’ai presque renoncé à écouter le contenu des paroles et me borne à écouter la manière dont elles sont énoncées.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 71.

David Farreny, 21 mars 2002
reliquats

Je ne suis pas très satisfait de cette lettre. Ce ne sont que les reliquats d’une très intense conversation secrète.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 105.

David Farreny, 23 mars 2002
secret

Depuis quand en va-t-il ainsi ? Depuis toujours ? Je ne sais rien de tout cela, qu’une simple amicale conversation pourrait éclairer en un tournemain ; mais précisément, tout est enveloppé de secret, de mystère, je n’ose pas poser de questions, nous nous sommes embourbés depuis des années dans tout un marais de pudeurs, de prudences, de discrétions sans cause qui empêchent entre nous toute intimité véritable. Je déteste le secret, qui me semble au monde ce qu’il y a de plus vain, de plus contraire en tout cas à la confiante étroitesse du commerce entre les êtres.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 324.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
réalité

Ce récit, comme L’orphelin, tient de la protestation idéaliste, malgré moi. Il dénonce ce qu’il énonce, au mépris de la causalité conditionnelle qui fit de ceux dont je parle ce qu’ils furent. Ils ne pouvaient être autres. Telle était la réalité. Mais c’en était une autre, pour immatérielle et mince qu’elle fût, que le déplaisir, la crainte, l’ennui corrosif, l’animosité que j’ai gagnés à leur commerce forcé.

Pierre Bergounioux, « lundi 27 février 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 530.

David Farreny, 18 janv. 2008
sheds

Des jardins potagers, plus bas, parlent d’autosubsistance, suggèrent une communauté retranchée du monde. Mais l’image des cornettes, des robes de bure qui a supplanté celle des grands chars gémissants et bleus se dissipe à son tour parce que le même bâtiment que domine le réservoir porte, dans sa partie médiane, un lanterneau — un morceau de toiture détaché du restant et surélevé — et qu’en marchant vers l’amont, on découvre, à l’extrémité distale du troisième côté du carré, des toits en sheds — en dents de scie — comme aux usines de jadis, avant qu’elles ne prennent l’allure uniforme qu’on voit désormais aux supermarchés, immeubles de bureaux, écoles : des boîtes rectangulaires en béton plus ou moins vastes et ajourées, dont le nom seul indique ce qu’on y fait. La dernière éventualité — celle d’un établissement pénitentiaire à l’usage des jeunes délinquants — éclipse alors la vision vague de camaldules absorbés dans le plain-chant ou de femmes étendues, bras en croix, sur les dalles, dans l’adoration perpétuelle du saint sacrement. On se dit qu’après avoir gratté la terre, marché en rond entre les bâtiments qui délimitent la cour intérieure qu’on ne peut voir de la route, des fortes têtes, des enfants du peuple aux traits durcis par la misère et la révolte poussent la lime à l’atelier.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 16.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
été

L’été ne craint pas la mort comment

le pourrait-il. Toute une famille

sémillante et colorée s’en remet à l’été

Chimère que l’été Folie

mais oser s’y soustraire…

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.

David Farreny, 11 juin 2008
justifié

Très bonne journée, grâce à une exposition magnifique. Connaissez-vous Paul Klee, le peintre mi-allemand mi-suisse mort en 1940 ? Son œuvre poétique, séduisante au possible, connue partiellement, déjà m’enchantait, mais peu de ses tableaux émergeaient, les Allemands l’ayant interdit comme décadent. Aujourd’hui on en exposait plus d’une centaine : l’ensemble d’une vie, la totalité d’un homme, une peinture riche de fantaisie, abstraite parfois, en tout cas très irréaliste. Eh bien quand à la sortie, on contemple la nuit réelle, on a un choc : oui, c’est bien ça. La même beauté, le même humour, la même tristesse et la même joie éclatent dans les lumières rouges ou vertes de la nuit réelle que dans l’irréalisme des toiles aux merveilleuses couleurs. Je me sens bien ce soir. N’est-ce pas un critère valable pour juger la littérature ou l’art, ce pouvoir qu’ils détiennent de vous faire vous sentir profondément justifié ? Vos livres possèdent cette qualité précieuse et c’est ce qu’on demande à un homme ou à une femme également, n’est-ce pas ? D’inspirer ce simple sentiment : ça vaut la peine que le monde existe si des événements pareils y surviennent : ce tableau, ce livre, cet amour, ce sourire.

Simone de Beauvoir, « samedi 28 février 1948 », Lettres à Nelson Algren, Gallimard, pp. 272-273.

Élisabeth Mazeron, 26 août 2009
honte

Moralité : ce n’est plus le sentiment de supériorité religieuse, raciale ou nationale qui, sous nos latitudes, fait les antisémites, c’est la honte, la contrition, une mémoire en forme de casier judiciaire et le remords d’appartenir au camp des oppresseurs. Ainsi s’égare la mauvaise conscience ; ainsi bascule dans la monstruosité cette aptitude à se mettre soi-même en question qui a longtemps constitué le meilleur de l’Occident, son trait distinctif et sa principale force spirituelle.

Alain Finkielkraut, « Au pays du progressisme déconcertant », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 235.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
dérailler

Un mot est pris en croix entre la chaîne sonore dans laquelle il est engagé (phrase) et sa verticalité de sens multiples possibles. L’esprit va très vite, face à un énoncé pour connecter l’épais de chaque mot et le signifié approprié afin qu’au bout la chaîne fasse sens, globalement : phrase ou suite de phrases, texte.

Si la poésie semble parfois déroutante, c’est qu’elle fait souvent dérailler la chaîne « simple » du langage quotidien. Elle peut le faire de façon provocatrice, frontale, ou de façon plus « rusée » (James). J’aime mieux cette seconde manière, qui ne violente pas mais invite le lecteur à une circulation dans le poème, sans lui interdire la ligne droite, s’il la préfère. À lui de construire son trajet, chemin ou dédale.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 75.

Cécile Carret, 4 mars 2010
inéluctables

On ne sait pas qui l’on est mais on sent bien que la place n’est pas libre, le choix indifférent. Il y a quelque chose avec quoi il faut compter, des antécédents ignorés, inéluctables, une profondeur vertigineuse au creux des instants. Des âmes s’entremêlent à la nôtre, sont elles quand nous n’avons pas encore fait réflexion que nous sommes.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 7 mai 2010
alevins

Le représentant, un faux jovial à beaux traits de retable. S’excuse d’avance : « Y’aura peu de monde, c’est Pâques, la rentrée des classes. » Je ne lui en demandais pas tant. Malgré quoi les gosses remplissent la salle. Garçons de la Sainte-Trinité, filles de l’Annonciation, et tous les branleurs de la communale. Un parterre d’alevins frétillants qui ne tiennent pas en place.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 58.

Cécile Carret, 18 juin 2012
amont

À ce goût immodéré des spéculations sur l’origine, je reconnais d’ailleurs que je ne suis pas un vrai romancier, plus intéressé celui-ci par la fiction de l’avenir, par l’imbroglio des péripéties conçues pour être dénouées ; le roman, tendu vers la fin, obéissant au principe de réalité funeste qui ordonne déjà nos existences.

Je préfère creuser en amont, remonter vers la source, le risque est moindre d’y rencontrer la mort. Des éclosions, au contraire, des épiphanies, des naissances. L’espoir même ne serait-il pas plutôt de côté-là du temps ? Tous ces petits œufs qui se fendillent !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 10 fév. 2014
compter

Notre intelligence, certes, élucide les énigmes, éclaire les zones d’ombre, démêle les imbroglios les plus complexes, mais tout aussi sûrement on peut compter sur elle pour embrouiller les situations simples et trouver des nœuds dans l’eau.

Éric Chevillard, « mercredi 12 juin 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
activiste

Fin des années soixante-dix, l’agitation bat encore son plein et j’ai toujours du mal à me secouer. Pendant qu’on défile dans les rues, j’erre, désœuvré, dans les allées des librairies. Là aussi la contestation occupe les rayons. S’y étalent pêle-mêle la libération orgasmique, l’émancipation féminine, l’anti-psychiatrie, l’anti-impérialisme, ou encore la revendication de droits pour les minorités de toutes sortes, ethniques, culturelles, sexuelles. En feuilletant ces manifestes en faveur de tant de causes, j’ai confirmation que la mienne demeurera indéfendable. Quel intellectuel apportera sa caution à un activiste de la sieste ?

Frédéric Schiffter, « Debord existe, moi non plus », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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