adéquation

Sans doute n’est-ce pas cela seul qui vous rend si heureux, cependant ; mais plutôt cette adéquation soudaine, presque violente et tellement inattendue, du rêve avec la marche, de l’insomnie passée avec le beau temps présent, du désir avec le silence, avec l’air, la vue, les ajoncs, les chemins blancs, la rivière. Surprise : me voici dans ma propre vie…

Renaud Camus, « samedi 13 février 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 45.

Élisabeth Mazeron, 8 août 2003
éternité

La régression temporelle ne peut que nous révéler une éternité antérieure dont absolument rien n’a pu être absent ; car nous ne pouvons pas concevoir que l’éternité qui nous suivra puisse réaliser quoi que ce soit de plus que la première.

Emil Cioran, « Maurice Maeterlinck », Solitude et destin, Gallimard, p. 265.

David Farreny, 24 juin 2005
pencher

Nous sommes juste au-dessus des Fenestrelles. Mieux vaut bien sûr ne pas trop se pencher. Pericoloso sporgersi. Curieux que personne n’ait dit cela en mourant.

Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 232.

David Farreny, 2 mars 2006
mains

Je vous attends infiniment et je serais triste de finir la journée sans vous avoir vue ; à chaque moment j’oublie une chose que je devrais vous dire.

Je vous embrasse les mains.

Rainer Maria Rilke, « mardi matin », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 25.

David Farreny, 10 fév. 2007
peut

Je me rappelle comme c’était bon de la sentir marcher à mon côté d’un pas long et souple au soleil, sur l’herbe élastique des lawns, à Brighton. C’était avant que rien n’eût commencé entre nous. Comme ce matin, alors elle était en blanc de la tête aux pieds, et la toile un peu raide de la jupe faisait un joli bruit, et la toile souple et mince du corsage laissait transparaître un peu le bras et ce que la chemise haute ne couvrait pas, de la gorge et de la nuque dures. La pensée de tout ce qu’elle peut me donner m’oppresse et m’accable. Je ne sais pas au monde de possession plus désirable. […]

Elle arrive de Vienne, d’où l’été la chasse, et elle espère avoir un peu de fraîcheur en naviguant dans l’archipel dalmate. Son yacht est amarré à Pola et après-demain son automobile doit l’y conduire.

Je lui ai fait visiter Trieste, qu’elle ne connaissait pas. Remonté à pied la longue via Giulia, etc. Puis à Miramar. Nous nous sommes assis sur un talus que faisaient trembler parfois de longs trains noirs. La mer s’anéantissait dans le soleil. En moi un désir grandissait, ne laissait place pour rien d’autre. Un désir précis qui me faisait, du regard, jauger le corps de ma compagne. L’instinct en moi se pensait : je songeais à l’enfant, au mélange de nos vies, au don de ma vie que je voulais lui faire, avec soin, sérieusement. Et continuant à haute voix ma pensée :

« Vous savez, Gertie, comme dit le vieux Whitman :

Ce qui s’est si longtemps accumulé en moi… »

Elle tourna vers moi un visage flambant de chaleur, constata d’un long regard ma force, ma jeunesse et ma chasteté, puis se retourna vers le large en aspirant fortement.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 231.

David Farreny, 24 avr. 2007
produite

Dictionnaire : Cambouis, graisse ou huile noircie par le frottement de pièces mécaniques. Étonnant : le mot, d’origine italienne, date de 1398. Une sorte d’encre, assez sale, grasse, produite par l’activité de travail. Ça devrait aller.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 15.

Cécile Carret, 4 mars 2010
inexistant

Dans mon rêve, cette ascèse du lieu se voyait largement dépassée : aucune image d’aucune chose, aucune impression de compacité ou de relief n’intervenaient pour rassurer le rêveur et lui fournir au moins le sentiment d’une consistance matérielle sur laquelle ses déplacements eussent pu prendre appui et constituer une progression clairement orientée. Quant au silence qui régnait absolument, il n’était pas fait de l’atténuation des rumeurs de la vie et ne se remplissait d’aucun déploiement organique. Il n’avait ni densité ni tension ni profondeur. Aucune qualité sensible ne permettait de le définir. Il n’était pas seulement l’absence des sons mais l’inconcevabilité même de toute production sonore — en sorte que mes appels ou mes cris, à l’adresse de l’inexistant, ne franchissaient pas le seuil de ma bouche et que, le vide des mots confirmant le vide de l’espace, je n’étais plus rien que le corps de mon angoisse.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 30.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
nouvelle

Me voilà bientôt grande comme la girafe à laquelle je ressemble, selon papa, et la transformation commence. Je m’intéresse aux vieilles robes de ma cousine. Des tissus à fleurs avec de fines ceintures vernies et des chaussures pointues assorties qui me font mal aux orteils. Je rentre de l’école en clopinant et annonce la nouvelle. Maman ma fait « Chuuut ! » et me donne la ceinture élastique et les serviettes pour absorber le sang. Je me dis que c’est l’équivalent des journaux de papa pour son menton.

« Ne laisse pas ton père les voir », recommande-t-elle. Toujours à cacher les femmes, comme si nous étions défendues.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 239.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
orage

Le peu de gens qui passaient ont pressé l’allure. Ils ont disparu. Personne ne les a remplacés. J’ai regardé la pluie exploser sur le trottoir. La température avait changé, je n’y avais pas prêté attention. C’était une pluie d’orage, il faisait anormalement chaud, et tout de suite après il y a eu les éclairs. D’abord quelques uns, isolés, suivis de roulements encore lointains, puis le ciel s’est illuminé, parcouru d’arcs électriques. On avait le temps de les voir, comme imprimés, leurs lignes brisées se détachant sur le fond noir, puis plus tellement noir, plus tellement le temps de virer au noir, les zébrures se succédant bientôt au point de se superposer et se figeant dans ce qui était devenu une blancheur. La pluie a grossi, elle tombait en gouttes laiteuses, qui s’écrasaient en laissant de l’écume. Je l’entendais, aussi, frapper la banne à l’abri de laquelle je me tenais encore, son crépitement gras dominait les roulements, et je me suis dit que la vie devenait violente, j’ai rentré légèrement la tête dans les épaules.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 9.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
journal

L’égotiste est un Narcisse jamais lassé de dire à son reflet : « Je t’ai assez vu ! ». Il lui faut même l’écrire. Obsédé par l’inspection de son nombril, il ne lui reste que l’écriture d’un journal intime, de confessions ou de mémoires. Il y peut faire des phrases, soigner quelques poses, réarranger les événements à son avantage, il y est malgré tout le délateur de soi-même. Véritable miroir d’une dépouille, les écrits intimes fournissent la preuve du peu d’existence de leur auteur. Afin de châtier son crime d’être né, condamné par lui-même aux travaux forcés du style, l’écrivain égotiste relate son agonie et s’enterre vivant sous des monceaux de phrases.

Frédéric Schiffter, « 28 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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