L’homme — son être essentiel — n’est qu’un point. C’est ce seul point que la Mort avale. Il doit donc veiller à ne pas être encerclé.
Henri Michaux, « Un point, c’est tout », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 431.
Vivre reste une affaire dont les moyens mangent la fin.
Pierre Bergounioux, « Vie domestique », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 45.
Mais — la rareté du ciel lorsqu’il blanchit, les rues identiques les unes aux autres, le dimanche soir en Occident…
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 163.
La musique est une pratique occulte de l’arithmétique dans laquelle l’esprit ignore qu’il compte. Car, dans les perceptions confuses ou insensibles, l’esprit fait beaucoup de choses qu’il ne peut remarquer par une aperception distincte. On se tromperait en effet en pensant que rien n’a lieu dans l’âme sans qu’elle sache elle-même qu’elle en est consciente. Donc, même si l’âme n’a pas la sensation qu’elle compte, elle ressent pourtant l’effet de ce calcul insensible, c’est-à-dire l’agrément qui en résulte dans les consonances, le désagrément dans les dissonances. Il naît en effet de l’agrément à partir de nombreuses coïncidences insensibles.
Gottfried Wilhelm Leibniz, lettre à Christian Goldbach, 17 avril 1712.
Le peuple français a jeté bas l’édifice de la féodalité, proclamé à la face de l’univers l’égalité des hommes, répandu par toute l’Europe, baïonnette au canon, le nouvel évangile tandis que, sans bruit, une nouvelle classe, la bourgeoisie, jetait les fondations du capitalisme. Lorsqu’on considère les traces restées de ces jours tumultueux, c’est leur froideur qui étonne. Une nation soulevée d’un enthousiasme politique sans exemple ni précédent, lorsqu’elle trouve le temps d’écrire, de peindre, de bâtir, cultive un style froidement compassé. Ce sont Les ruines de Volney, la prose funèbre de Chateaubriand, les Romains académiques de David, l’architecture néo-classique où les nouveaux maîtres se plaisent à vivre, comme si le spectre de la société de cour, son vieil apparat continuait de hanter les esprits, et de là, l’espace en proie aux noires gésines de l’industrie moderne.
Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 24.
Il me semble bien que j’étais, à la veille du jour où se produisit l’événement, ce que j’avais toujours été : un être effacé, à l’abri de ses propres désirs et à l’écart des conflits qui animent le monde. Je n’attendais rien. Je ne regrettais rien. Je m’accommodais, sans effort ni souffrance, d’une vie parfaitement plate, qui n’excluait pas les jouissances minimes de la pensée solitaire et de la chair plus seule encore. Je vivais pauvrement, obscurément mais, somme toute, à la mesure de mes besoins. Cependant, telle qu’alors je pouvais l’éprouver, la conscience de ma nullité était singulièrement superficielle. Je veux dire par là qu’elle se développait en moi comme par défaut, par soustraction, par une série d’opérations de retrait qui se référaient implicitement à une certaine évidence du social : je me voyais, sans complaisance et sans amertume, comme laissé-pour-compte par une vie qui s’agitait hors de moi, en une sphère d’altérité à laquelle je ne pouvais accéder, rejeté que j’étais par la surabondance des mouvements et par l’opacité des rites. À ce stade, ma nullité traduisait mon impuissance psychique à me lier et à entrer dans la danse. Je n’imaginais pas qu’elle pût, un jour, par un retournement de sens dont je ne serais, en aucun cas, le créateur mais seulement le terrain dont on dispose, que l’on travaille et qui consent, s’approfondir en une expérience spirituelle face à laquelle les attachements les plus élémentaires, qui m’avaient tenu jusque-là fixé au bonheur du jour et m’avaient servi de raison d’être, cesseraient entièrement de peser et d’intervenir.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 19-21.
Un oiseau invisible pituita quelque part entre les herbes et les stratus, il y eut quelques souffles d’un vent âpre, puis tout se tut et, au bout d’un moment, le soleil apparut, et ensuite il se leva.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 69.
cette vision nocturne d’un homme qui va
en poussant devant lui une espèce de manche
au bout duquel se trouve une longue guenille
promenée aux rigoles de la rue déserte
cette vision lugubre au milieu de la nuit
de la réalité nocturne du quartier
un homme noir qui pousse ce long instrument
sur le revêtement de la rue bitumeuse
un être appartenant à l’existence humaine
promène dans la nuit une espèce de manche
au bout duquel se trouve une longue guenille
qui passe dans la rue et rassemble l’ordure
oh ! la tranquillité du geste répété !
oh ! la répétition des crasses rejetées
chaque jour sur la rue anonyme où déjà
la pute a disparu parce qu’il se fait tard !
j’ai fermé la fenêtre et baissé le volet
j’ai tiré les rideaux j’ai éteint la lumière
et par le noir de mon cerveau j’ai essayé
d’attraper quelque chose comme un somnifère
pour m’enfoncer au rêve que mon cœur espère
William Cliff, « Hôtel Balima », Immense existence, Gallimard, pp. 38-39.
Il arrive qu’avant de plonger dans une eau glacée, on tente de se convaincre que le plaisir résidera tout entier dans ce froid, et qu’ensuite, en nageant, tout à la fois on se réchauffe et sente l’eau glaciale, hostile ; de même, après tant d’effort pour transmuer la misère du bureau en une valeur précieuse, Amerigo en était venu à reconnaître que sa première impression – la froideur rébarbative de la salle – était la bonne.
Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 21.
Un interminable et mélancolique après-midi de dimanche, qui consomme des années entières, qui se compose d’années. Tour à tour désespéré dans les rues vides, puis, calmé, sur mon canapé. Étonnement, parfois, devant les nuages absurdes, sans couleur, qui défilent presque continuellement. « Tu es mis en réserve pour un grand lundi. » « Bien parlé, mais le dimanche ne finira jamais. »
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 516.
Je donnerais tout pour une image qui m’entraîne à sa suite dans un bruit de départ général.
Philippe Muray, « 20 août 1978 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 9.
Il est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d’autant plus grave qu’il vit aujourd’hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons (c’est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix, qui, par un renversement “paradisiaque”, reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter, très au loin, en avant, par-delà les écoles, les avant-gardes, les journaux et les conversations.
Roland Barthes, Sollers écrivain, Seuil.