Ne comptez pas sur moi
Je ne reviendrai jamais
Je siège déjà là-haut
parmi les Élus
Près des astres froids.
Ce que je quitte n’a pas de nom
Ce qui m’attend n’en a pas non plus
Du sombre au sombre j’ai fait
un chemin de pèlerin.
Je m’éloigne totalement sans voix
Le vécu mille et mille fois m’a brisé, vaincu.
Moi le fils des Rois.
André Laude, « dernier poème », Œuvre poétique, La Différence, p. 725.
profond comme le fer de bêche et large comme un vicomté de matou
sans limite par le haut seulement où la lune roule et parfois fend
lieu connu inconnu où courir où se lover un continent un trou
Michel Besnier, tiré à part, Folle Avoine, p. 1.
On n’entend rien aux religions si l’on croit que l’homme fuit une divinité capricieuse, mauvaise ou même féroce, ou si l’on oublie qu’il aime la peur jusqu’à la frénésie.
Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 24.
C’était dur. Mais comme ces changements dans les habitudes de la dame s’adressaient sans aucun doute à lui, il y avait évidemment quand même un rapport entre eux, bien que sous une forme négative ; et cela pouvait suffire.
Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 165.
Tout le monde est malade, grippe, arête, l’hiver taille en pièces. Genève, elle, est pleine de campagne et je te vois reprenant tes sentes sous les horloges bleues, et dans la nuit, au-dessus du lac, contre la montagne. LA PAIX HÔTEL DE LA PAIX HÔTEL DE sur son parapet. On doit entendre au Richemond des bouts de concerts. Je t’aime même dans mon sommeil. Je lis tard.
Dominique de Roux, « lettre à Christiane Mallet (15 décembre 1971) », Il faut partir, Fayard, p. 278.
La salamandre ne soupçonne rien de la moucheture noire et jaune de son dos. Il ne lui est pas venu à l’esprit que ces taches sont disposées en deux chaînettes ou se rejoignent en une seule sente compacte en fonction de l’humidité du sable, de la nuance vivante ou mortuaire du terrarium.
Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie, L’Âge d’Homme.
À Fabre-Luce, à Jacques de Lacratelle, en les quittant, du fond du cœur, et du fond de ma ruine, j’ai dit, en les quittant si heureux encore, si entouré : « Je vous souhaite le statu quo. »
Paul Morand, « 19 août 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 594.
K. restait toujours dans sa neige ; il n’était pas tenté d’en retirer ses pieds qu’il eût fallu y replonger un peu plus loin ; le maître tanneur et son compagnon, satisfaits de l’avoir définitivement expédié, rentrèrent lentement dans la maison par la porte entrouverte en retournant fréquemment la tête pour jeter un regard sur lui, et K. resta seul au milieu de la neige qui l’enveloppait. « Ce serait l’occasion, se dit-il, de me livrer à un petit désespoir, si je me trouvais là par l’effet d’un hasard et non de par ma volonté. »
Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 506.
À la devanture du magasin de fournitures médicales aussi, tout étincelait. Les pinces argentées scintillaient, les gants en caoutchouc reluisaient, les tables d’opération pliantes miroitaient, et l’écorché exhibait aux regards son crâne ouvert, ses yeux de verre bleu et rouge, son cœur plein de sang, tout l’intérieur de son corps éventré, les circonvolutions des boyaux, le foie brun, la bile verte. Jamais encore ils n’avaient osé regarder. Mais à présent ils regardaient. C’était affreux, pourtant c’était intéressant.
Et quant aux autres étalages, ô combien chacun d’eux séduisait, combien tous étaient autant de messages, autant de promesses. Faites votre choix, je vous en prie, la vie elle-même offre ses biens, à vous d’acheter. Fini les vieilleries, les choses usagées, voici le neuf, les marchandises nouvelles, les porte-monnaie en soie, les mouchoirs, voici, disposées avec le meilleur goût, les piles de velours, de tissus pour robes, voici les parfums, aux flacons entourés de soieries, les cannes, les pipes, les fume-cigarettes à bout doré, les savoureux cigares.
Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 70.
Quand un jour tu te retrouveras devant la mort sur un lit d’hôpital, ce sera aussi du présent.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », « Théodore Balmoral » n° 71, printemps-été 2013, p. 115.
Un soleil plus oblique, un peu pâli, mais plein de bénignité, dore sans plus les chauffer les petites avenues presque vides ; un sentiment restitué et presque cristallin de l’espace, dès qu’on sort, emplit les poumons : on dirait que chacun se déplace moins vite et avec moins de bruit, comme s’il marchait sur la pointe des pieds, dans les rues alenties de ce village de nouveau au bois dormant. La population a brusquement vieilli en même temps que la saison : plus de cris d’enfants, mais çà et là des femmes aux cheveux blancs, figées comme des statues et jusque là invisibles, que le reflux découvre et qui prennent le soleil, enveloppées de couvertures, sur les perrons et les balcons. Tout semble, maisons et gens, flotter désoccupé dans l’espace agrandi, avec cette allure engourdie et absente des groupes attardés qui regardent un coucher de soleil.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 185.
Combien de livres morts pour moi… Même parmi les plus grands, même ceux de nos chers auteurs, Balzac, je connais par cœur ta chanson, Hugo, je n’ai plus assez d’entrain pour te rejoindre au sommet de ton emphase, Kafka, mon âme ne saurait se tordre davantage, Proust, je suis fatigué de tes subtiles investigations, Céline, j’ai pour toi la camisole de ma lassitude… Les œuvres sont éternelles, mais le lecteur prend de l’âge. Car, évidemment, c’est bien moi plutôt qui suis déjà mort pour elles.
Éric Chevillard, « lundi 15 mai 2023 », L’autofictif. 🔗