endroit

Il était le fils de sa mère. Il appartenait à l’endroit. Il fut l’endroit fait homme, comme elle avait été la femme qu’il avait fallu, à un moment donné, à cet endroit. Il ne pouvait croire qu’on s’y établisse et respire sans abdiquer, dans l’instant, ce qu’il ne réclamait point, en devenir possesseur et possédé, l’esclave, le maître, ce qu’il était assurément.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 48.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
languide

La vie n’est pas une chose à dire, elle est à faire, à aimer, à agir, à subir, à mordre ! Mais la dire… seul un esprit déficient, de complexion languide, se complaît en telle ineptie.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 112.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
gauche

Celui qui est le gauche de moi, qui jamais en ma vie n’a été le premier, qui toujours vécut en repli, et à présent seul me reste, ce placide, je ne cessais de tourner autour, ne finissant pas de l’observer avec surprise, moi, frère de Moi. Et toujours alentour, le paysage gelé, qui ne pouvait se ranimer, endormi dont je ne me serais jamais douté que c’était moi qui l’animais tellement, même lorsque j’étais, ainsi qu’il m’arrive, las et défait.

Comme on se trompe ! On se trompe toujours !

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 858-859.

David Farreny, 5 juil. 2006
diminués

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies : diminués de taille à mesure que la matière diminuait d’énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouvaient aujourd’hui à l’état d’insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d’aujourd’hui.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 248.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
absence

Je voulais habiter l’absence. Mais l’absence est un luxe que je ne peux pas m’offrir.

Renaud Camus, « dimanche 24 mai 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 341.

Élisabeth Mazeron, 27 avr. 2010
ainsi

Nous sommes arrivés presqu’au crépuscule dans un bâtiment de pierres, triste et ennuyeux ; cette région est aussi sauvage que celles que nous traversions depuis quelques heures. Ni l’œil ni l’imagination ne trouvent dans ces masses informes un point où le premier pourrait se reposer avec plaisir, et où la seconde trouverait une occupation ou un jeu. Seul le minéralogiste trouvera matière à oser des hypothèses incomplètes sur les révolutions de ces montagnes. Dans la pensée de la durée de ces montagnes ou dans le genre de sublimité qu’on leur attribue, la raison ne trouvera rien qui lui impose, qui la force à s’étonner ou à admirer. La vue de ces masses éternellement mortes ne suscita rien en moi, si ce n’est l’idée uniforme et, à la longue, ennuyeuse : c’est ainsi.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 78.

David Farreny, 12 janv. 2011
être

cette vision nocturne d’un homme qui va

en poussant devant lui une espèce de manche

au bout duquel se trouve une longue guenille

promenée aux rigoles de la rue déserte

cette vision lugubre au milieu de la nuit

de la réalité nocturne du quartier

un homme noir qui pousse ce long instrument

sur le revêtement de la rue bitumeuse

un être appartenant à l’existence humaine

promène dans la nuit une espèce de manche

au bout duquel se trouve une longue guenille

qui passe dans la rue et rassemble l’ordure

oh ! la tranquillité du geste répété !

oh ! la répétition des crasses rejetées

chaque jour sur la rue anonyme où déjà

la pute a disparu parce qu’il se fait tard !

j’ai fermé la fenêtre et baissé le volet

j’ai tiré les rideaux j’ai éteint la lumière

et par le noir de mon cerveau j’ai essayé

d’attraper quelque chose comme un somnifère

pour m’enfoncer au rêve que mon cœur espère

William Cliff, « Hôtel Balima », Immense existence, Gallimard, pp. 38-39.

David Farreny, 30 mai 2011
orage

Le peu de gens qui passaient ont pressé l’allure. Ils ont disparu. Personne ne les a remplacés. J’ai regardé la pluie exploser sur le trottoir. La température avait changé, je n’y avais pas prêté attention. C’était une pluie d’orage, il faisait anormalement chaud, et tout de suite après il y a eu les éclairs. D’abord quelques uns, isolés, suivis de roulements encore lointains, puis le ciel s’est illuminé, parcouru d’arcs électriques. On avait le temps de les voir, comme imprimés, leurs lignes brisées se détachant sur le fond noir, puis plus tellement noir, plus tellement le temps de virer au noir, les zébrures se succédant bientôt au point de se superposer et se figeant dans ce qui était devenu une blancheur. La pluie a grossi, elle tombait en gouttes laiteuses, qui s’écrasaient en laissant de l’écume. Je l’entendais, aussi, frapper la banne à l’abri de laquelle je me tenais encore, son crépitement gras dominait les roulements, et je me suis dit que la vie devenait violente, j’ai rentré légèrement la tête dans les épaules.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 9.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
jeu

Ákos a pris en main ses neuf cartes, avec des doigts experts les a rangées en un rien de temps, les saluant une à une au passage, elles qui parlaient du monde ancien, des temps heureux, le bateleur avec son luth à tête humaine et son épée, la danseuse espagnole en crinoline avec ses castagnettes, le Turc accroupi la pipe à la bouche, l’excuse avec son fou au costume de clown bariolé, au bonnet bicolore à double pointe, et le tout-puissant vingt et un, la carte qui prévaut sur toutes, avec ses soldats, auxquels de ce fait honneur est rendu. Quel familier, quel doux charivari. Assis sur un mur, des amoureux s’embrassent, un soldat d’autrefois prend congé de sa bien-aimée, un navire gagne le large. Il avait un jeu magnifique.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 153.

Cécile Carret, 4 août 2012
courir

Dans les rues, cette manie de courir, importée d’Amérique. Pour rester en forme, prétend-on. Mais il n’y a que les enfants qui courent naturellement. Ou les voleurs que l’on poursuit. Un adulte qui court, court après son enfance, ou, pire encore, se sent poursuivi par elle.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 97.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
redondance

Si l’on ouvre au hasard l’une des études sur Kafka parues depuis les années 1950, il est presque incroyable de voir à quel point elle s’est couverte de moisi et de poussière, cette littérature secondaire existentialiste, théologique, psychanalytique, structuraliste, post-structuraliste, fondée sur l’esthétique de la réception ou la critique systémique, à quel point chaque page résonne du cliquetis fastidieux de la redondance.

Winfried Georg Sebald.

David Farreny, 8 juil. 2014

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