machines

À l’intérieur de notre univers on trouve certaines choses terribles et glacées, auxquelles j’ai donné le nom de « machines ».

Philip K. Dick, Si ce monde vous déplaît... et autres écrits, L’Éclat, p. 79.

Guillaume Colnot, 28 mars 2002
presque

Tu attends, tu espères. Les chiens se sont attachés à toi, et aussi les serveuses, les garçons de café, les ouvreuses, les caissières des cinémas, les marchands de journaux, les receveurs d’autobus, les invalides qui veillent sur les salles désertées des musées. Tu peux parler sans crainte, ils te répondront chaque fois d’une voix égale. Leurs visages maintenant te sont familiers. Ils t’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que ces simples saluts, ces seuls sourires, ces signes de tête indifférents sont tout ce qui chaque jour te sauve, toi qui, toute la journée, les a attendus, comme s’ils étaient la récompense d’un fait glorieux dont tu ne pourrais parler, mais qu’ils devineraient presque.

Georges Perec, Un homme qui dort, Denoël, p. 119.

David Farreny, 4 oct. 2005
souverain

À l’est d’Erzerum, la piste est très solitaire. De grandes distances séparent les villages. Pour une raison ou une autre, il peut arriver qu’on arrête la voiture et passe la fin de la nuit dehors. Au chaud dans une grosse veste de feutre, un bonnet de fourrure tiré sur les oreilles, on écoute l’eau bouillir sur le primus à l’abri d’une roue. Adossé contre une colline on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait quelques pas, pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.

Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 122.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
dimanche

C’est le dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La peinture, art romantique », Esthétique, P.U.F., p. 85.

David Farreny, 7 fév. 2008
État

Rien à faire : la rixe intérieure fait trop de bruit. L’un des camps croit-il avoir pris le dessus, il célèbre en fanfare sa très courte victoire, et vous voici soumis à des agitations bien plus sévères encore, par les applaudissements qu’il se donne, et par les résolutions politiques d’urgence qu’elle lui dicte ; lesquelles, à peine vous y êtes-vous rangé de plus ou moins bon gré, sont annulées par un non moins illusoire succès de l’adverse camarilla. Le mieux serait sans doute de se taire, et d’attendre. Mais vous ne savez vous y résoudre. Il vous faut bien maintenir coûte que coûte, dans ce chaos, la fiction de votre autorité, si dérisoire qu’elle semble à tous. Oh ! Vous avez coupé, par force, les liens avec le monde, l’étranger, les éventuels alliés et les ennemis de toujours. Il ne manquerait plus qu’une extension du conflit hors de vos étroites frontières, avec protecteurs plus ou moins désintéressés, pour chacune des brigues locales ! Plus de relations extérieures, du moins de votre fait. Mais vous voulez, tout de même, continuer d’administrer votre petit État, tout ravagé qu’il est par les tirs de mortier continuels du souvenir et de l’espoir, de la vindicte et de la rage ; ou du moins faire semblant. Et c’est de votre part une avalanche de textes, de proclamations, de décrets, qui n’obéissent à d’autre exigence que de noircir les affichettes officielles, sur les grilles du palais en ruine et sous les arcades de votre naine capitale : car cette encre jamais ne se mélange à la suite des jours, ces phrases sont sans liens avec la réalité des événements et des choses, ces paroles du crieur public sont déjà perdues à son premier roulement de tambour ; en rien ne se commettent-elles avec l’air ni le cri, l’événement ni la pluie, la chambre, les visages, les façades, le pas.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 52-53.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
courir

Dans les rues, cette manie de courir, importée d’Amérique. Pour rester en forme, prétend-on. Mais il n’y a que les enfants qui courent naturellement. Ou les voleurs que l’on poursuit. Un adulte qui court, court après son enfance, ou, pire encore, se sent poursuivi par elle.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 97.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
quand

On n’a qu’une vie, j’ai bien compris, mais elle commence quand ?

Éric Chevillard, « samedi 13 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014
sexe

Attraction, pulsions, frictions, érections, tout cela se passait dans la nuit du corps, et sans trop qu’on y prît part.

Comment ces chairs frisées, roses ou rouges, toutes baignées d’huile, ces peaux grenues ou fripées, ces béances, ces chaos, ces organisations qui évoquaient dans leur consistance et dans leurs couleurs une classe de mollusques, la sixième, qui eût échappé à la curiosité du capitaine Nemo, dans leur texture et dans leur symétrie, remontant peu à peu le cours des espèces, huîtres, coquillages, méduses, jusqu’aux espèces les plus anciennes, « littorines, turitelles, janthines, ovules, volutes… », et qui finalement proposaient à la caresse de la main, toujours surprenante, cette boule de poils soyeux comme un sporran qui semblait provenir, lui, d’un autre embranchement du règne animal, des mammifères sans doute, les plus récents dans l’évolution, comme née du devoir différé de dissimuler toutes ces peaux primitives et mal cousues, ou bien de la nécessité de protéger la masse viscérale et molle du sexe, comme une coquille protège un mollusque — si bien que les expressions populaires et même assez vulgaire de « moule » et de « chatte » résumaient assez bien le début et le terme de la phylogénèse de cet étrange organe, d’un côté le crustacé, le bivalve, l’huître en cela qu’elle perlait elle aussi, qu’elle sécrétait des perles d’eau, qu’elle en conservait même une, polie, nacrée, élastique et cachée sous la jointure des lèvres supérieures — de l’autre le petit félin domestique —, comment donc, pour couper court à ma rêverie mais surtout pour mettre fin à ma dévoration visuelle, à chercher jusqu’au fond du conduit couleur sang, capitonné, ondulant et annelé, l’origine de la vie —, je remontais jusqu’à vouloir discerner la cellule primitive, à la façon dont, à l’autre bout de l’échelle, l’astronome repère, au fond de l’infini, le point zéro du temps —, pouvaient-ils donc avoir été, tous ces ressorts physiologiques, simplement et mystérieusement physiologiques, depuis toujours, le fondement même de notre vie, de notre histoire et le foyer de ce feu formateur d’industries ingénieuses, de tout ce qu’on osait appeler, non sans orgueil, notre culture ?

Jean Clair, Les derniers jours, Gallimard, pp. 315-316.

Guillaume Colnot, 20 juin 2016
doctrines

Dans le dernier lustre des années 1970, le milieu intellectuel français se coiffait de phénoménologie, de structuralisme, de marxisme, de psychanalyse. C’était aussi la mode des retours à – retour à Nietzsche, à Marx, à Freud, à Heidegger. On glosait et on s’entre-glosait doctement sur la mort du sujet, le signifiant et le signifié, le fascisme de la langue, la déconstruction, les machines désirantes, le Dasein, l’objet « a », que sais-je encore. On avait la manie de la théorie – y compris dans les marges de l’intelligentsia universitaire où se formulait une grandiloquente critique de la « société spectaculaire-marchande ». Par-delà leurs différences et leurs différends, ces doctrines s’accordaient sur un point : endormir l’honnête homme – dans les deux sens du terme. Rédigées avec le scrupuleux souci de l’obscurité afin qu’on y vît une complexité, elles n’avaient sur moi qu’un effet soporifique, mais sur d’autres un effet bluffant. En son temps où sévissait déjà un ésotérisme scolastique, Montaigne notait que « la difficulté » est une « monnaie que les savants emploient, comme les joueurs de passe-passe, pour ne pas découvrir la vanité de leur art » et de laquelle « l’humaine bêtise se paye aisément ».

Frédéric Schiffter, « La métaphysique dévastée (Sur Cioran) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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