temps

Freins. De plus en plus de freins. Je mets du temps, beaucoup de temps dans ma stupeur pour remarquer ma stupeur.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 925.

David Farreny, 26 juin 2004
rien

Mais j’en reviens à l’écriture, aux écrivains et aux lecteurs. « Pourquoi écrivez-vous que vous répugnez à taper à la machine ? », demande encore Olivier de Lille, qui ajoute ceci, que je connais bien et que je trouve terrible : « Les lecteurs n’en ont rien à faire. » Qui peut se prononcer pour les lecteurs en général, et surtout sur ce point si mystérieux, ce qu’ils peuvent avoir, ou non, « à faire » de quoi que ce soit ? Le journaliste doit s’en soucier, sans doute, le militant aussi, pas l’écrivain. Si j’assume cette opinion un rien provocante, ce n’est pas en tant qu’écrivain, c’est en tant que lecteur. Barthes déplorait grandement certaine édition élaguée du journal d’Amiel, dont le préfacier se flattait d’avoir retiré, pour faire de la place, tout ce qui concernait le temps qu’il faisait : « Mais moi ça m’intéresse, justement, disait Barthes, de savoir comment était le ciel sur la campagne de Genève, dans l’après-midi du 17 avril 1857 ! »

Renaud Camus, Chroniques achriennes, P.O.L., pp. 162-163.

David Farreny, 26 mars 2005
endroit

Parler est un endroit étrange.

Renaud Camus, « mardi 10 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 465.

Élisabeth Mazeron, 17 déc. 2005
matériaux

Pensant au rêveur de nuit, il ne faut pas oublier qu’il est infirme, un infirme qui, par sa vue absente, est coupé des spectacles, des avertissements nuancés, coupé des sens nobles, infirme par son impuissance à se déplacer, à pouvoir vérifier ; infirme au tableau de bord réduit, pour qui la réplétion de la vessie, le ballonnement du ventre, la congestion d’un membre ou la circulation empêchée dans un bras, ou dans une jambe repliée qui s’engourdit sont ses principales et imprécises informations. Phénomènes intempestifs qui vont se mêler trop souvent, et assez malheureusement, à ce qui n’a rien à voir avec ça.

Avec ces pauvres matériaux, il doit faire son monde. Embarrassant.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 511.

David Farreny, 2 juin 2006
numéro

Appeler qui ? Paul épluche son carnet. Des noms suivis de chiffres s’y empilent comme au flanc d’un monument aux morts, champ infertile hérissé de proches perdus, d’amis d’un soir, d’anciennes amies qui se méprendraient. Reste ce numéro de la jeune femme en gris de l’autre soir, courage. On décroche au loin.

Jean Echenoz, L’équipée malaise, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 11 mars 2007
essuient

Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l’intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête ; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J’ai été le chien hollandais du vaisseau de la légitimité.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 245.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
joué

Louise, déchaînée, grossière (à cause des chaussures manquées) :

— Des godillots défraîchis, c’est à quoi me donne droit le grand amour sur lequel j’ai joué toute ma vie.

Louise amère. Consternée. Grincheuse. Plaintive. Soudain lasse de vivre. Les traits tirés. Le masque prématurément vieilli. Les yeux fatigués. En route pour le suicide. Les cimetières. Les chrysanthèmes. L’hôpital. La salle commune. L’indigence. La mendicité. À la dérive. À quoi bon vivre. En imagination prête pour les jérémiades, les lamentations. Les hanches lourdes. Les jupes négligées. La vie gâchée. Les savates éculées. Louise mal mariée. Soudain accablée, révoltée. Un ciel sourd et vide. Louise douloureuse, décoiffée, rébarbative.

— On va divorcer, dit-elle.

Un phare égaré éclaire son visage, y inscrit cruellement les traits accentués de ses inutiles désirs. De ses rêves irréalisés.

Marcel, désolé, lui assure qu’elle les aura, les souliers. Les voici réconciliés.

Marcel se tait. À son tour, il paraît déprimé. Prêt aux opérations chirurgicales. Aux piqûres de morphine. À l’hospice municipal. Au canal. À l’accordéon. Au violon. Au litron. À la loterie nationale. À la sébile. Aux chansons dans le métro. Aux lacets. Aux crayons. Aux Tours Eiffel. Aux cacahuètes. À l’amadou. À la méditation sérieuse et prolongée.

Donc il se tait. Avale la salive pour éteindre et noyer le feu de quelques paroles brûlantes disgracieuses vives et pittoresques.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 42.

Cécile Carret, 18 mars 2010
suspension

Dans les pièces en enfilade jusqu’au Grand Salon traînent les trajectoires sans but des malades, éparses, les arrêts, les stations sans raison : les effondrements soudains de l’intention. Certains trajets, il n’y a que les limites du bâtiment pour les arrêter. Il arrive qu’un pensionnaire reste devant un mur longtemps. On vient le chercher au bout d’un moment. Venez.

[…]

La vie sans heures. Des moments sur les sièges ou les marches du Château, ou sur les bancs autour de la pelouse.

Le salut de la cloche deux fois par jour, ultime radeau où accrocher son corps, irruption du temps des normaux sur cette immensité où le désir se noie. La cloche ponctuelle, fiable et chaleureuse actionnée par un Pensionnaire délégué par René, pleine de la promesse du repas, d’une rencontre organique avec son être.

La confusion du Château, après ceux des contes de fées et les princes dans les livres illustrés.

La vie de château.

Ce Château. C’était la présence impénétrable des Pensionnaires assis ou debout, affaissés dans un coin sur des chaises de collectivité.

Cette suspension étrange de l’accomplissement, cet égarement de la réalisation.

Cette attente absolue. Avec le temps et l’air comme assis sur eux. L’air aussi dense que l’eau, l’air transformé en béton, comme l’eau se transforme quand on chute d’une certaine hauteur.

Le sens caché des gestes, le visage ingouvernable, et devant les regards l’horizon plus lointain que celui de la géographie ordinaire.

La complication du dialogue ; la parole intempestive.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 96.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
pas

Et vous, donc, pourquoi n’écrivez-vous pas ? Vous l’êtes-vous parfois demandé ? Qu’est-ce qui vous retient d’écrire ? Comment justifiez-vous ce refus, ce renoncement, cet évitement, cette dérobade ? Savez-vous ce que qui est réellement à l’œuvre là-dessous ? Quel est le secret honteux que vous gardez enfoui sous le silence ? Dites-moi ce qui, chaque jour à la même heure, devant la table ou la feuille, vous empêche de vous asseoir pour écrire. Et dites-moi aussi ce qui, en tout lieu et à tout instant, de façon si impérieuse, vous persuade de ne rien noter dans le carnet qui se trouve pourtant dans votre poche, flétri par les pauvres tâches que vous lui confiez, d’agenda ou de répertoire. Je ne comprends pas. Expliquez-moi. Parlez, si vous ne voulez pas écrire. Expliquez-vous ! Vous vous réfugiez dans le commerce, les affaires, la boulangerie-pâtisserie, le sport, l’enseignement, la plomberie, la politique, l’horticulture, est-ce bien glorieux ?

Toute cette peine vraiment pour ne pas écrire ?

Vous grimacez bien parfois devant votre miroir, vous faites jouer vos muscles, vous poussez votre voix, n’éprouvez-vous donc pas le besoin de vous approprier votre langue maternelle comme vous vous êtes approprié votre corps ? Vous n’auriez pourtant pas consenti à grandir et vivre in utero, je suppose. Vous avez voulu pousser dans les directions qui étaient les vôtres. On connaît votre silhouette, votre démarche. Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Comment faites-vous ? Comment vous y prenez-vous, chaque jour à la même heure, pour ne pas écrire, et encore, en tout lieu et à tout instant, pour ne pas écrire non plus ? Pour n’extraire jamais le petit carnet de votre poche – est-il cousu dedans ?

Mais alors qu’est-ce que l’encre pour vous, qu’est-ce que le papier ? Qu’est-ce que la solitude ? Votre passé est-il donc définitivement passé ? Et qu’y a-t-il dans vos tiroirs ?

Mais alors jamais vous n’avez le désir de sortir de votre vie, de quitter aussi votre corps, et d’observer le manège depuis une position écartée ? Et puisqu’il faut vivre quand même, ne souhaitez-vous jamais contrôler davantage la situation ? Ne pas seulement répondre et vous adapter aux circonstances du jour, mais soudain détenir les pleins pouvoirs, agir à votre guise, mener la danse et pourquoi pas aussi tyranniser un peu les populations ?

C’est donc avec une éponge et une bassine que vous allez maîtriser l’orage que vous sentez gronder en vous ?

Mais êtes-vous décidément si satisfait de ce monde que vous ne puissiez vous permettre de ne pas écrire ? Puisque, selon certaine légende qui vous trouble, le monde fut créé par le Verbe, n’avez-vous pas envie de dire votre mot vous aussi, enfin ? Et s’il est vrai que ce monde n’existe pour l’homme que tant qu’il le nomme, vos congénères ne finiront-ils pas par vous en vouloir de ne jamais en placer une ? Et votre contribution ? On l’attend toujours ! Vous vous réfugiez dans le mariage, la maladie, la consommation et les embouteillages, est-ce bien glorieux ?

Pendant ce temps-là, qui nourrit votre tigre ?

Ou devrais-je plutôt vous admirer ? Quelle force il vous faut, en effet, pour ne pas écrire ! Quelle résistance ! Quel aplomb ! Quelle formidable volonté ! Et comme vous êtes bien bâti pour la vie ! Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Mais parce que le monde s’ouvre devant vous, parce que votre bouche ne trouve rien à redire ni votre œil rien à déplorer. Écrire risquerait de compromettre cette belle harmonie.

Il n’en résulterait que désordre, panique, confusion, cacophonie.

Dois-je comprendre cela ?

Comment peut-on ne pas écrire ? Cette aptitude, pourquoi ne l’ai-je pas reçue ?

Être le rossignol dans la haie !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 144.

Cécile Carret, 9 mars 2014
composite

Pour ma part, je me sens plutôt « hors d’âge ». Hors d’âge : l’expression utilisée pour les vieux armagnacs dit assez qu’il ne s’agit pas de nier le poids du temps, bien au contraire. Un armagnac hors d’âge résulte de l’assemblage de plusieurs très vieux armagnacs. Un individu « hors d’âge » rassemble plusieurs passés inégalement présents dans sa mémoire, passés recomposés dont souvent les plus anciens ne sont pas les moins tenaces et peuvent lui donner l’impression que sa vie a duré le temps d’un éclair, alors que d’autres, plus récents, mais déjà en voie d’effacement, le persuaderaient aisément d’avoir vécu une éternité, et que d’autres encore flottent dans une brume indistincte à l’horizon de sa mémoire sans qu’il soit en mesure de les situer ou de les dater précisément : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », écrit Baudelaire dans Les Fleurs du mal.

La référence à l’armagnac est certes trompeuse. Elle pourrait sembler vouloir suggérer que le mélange des temps aboutit nécessairement à une forme d’excellence, et recréer ainsi les ambigüités propres à la notion d’expérience. Alors que l’expression « hors d’âge » entend simplement ici s’appliquer à la multiplicité des temps présents en chacun de nous à chaque instant et plus encore quand nous essayons de « faire le point » : bien loin alors de trouver dans le décompte minutieux des années écoulées sinon un principe directeur, au moins une orientation générale, le fil irrégulier qui permettrait de suivre le cours du passé et d’en apprécier rétrospectivement la relative cohérence, nous nous trouvons plutôt confrontés, en effet, à une masse composite et mouvante où se mêlent à certains éléments factuels des souvenirs qui sont aussi ceux de nos espoirs, de nos attentes ou de nos déceptions, quelques trous de mémoire qui donnent une étrange inconsistance aux jours passés, la conscience des contraintes extérieures de tous genres qui ont pesé sur notre vie au point de nous faire douter parfois si elle a vraiment été la nôtre, et enfin le pressentiment que notre avenir ne s’ordonnera pas plus à notre présent que celui-ci au passé qui le précède mais lui échappe. En somme, tout le contraire d’un curriculum vitae ou d’un plan de carrière, et parfois l’ombre d’un doute sur notre identité d’individu singulier.

Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 45.

Cécile Carret, 21 avr. 2014
genre

Tous ceux que tu délaisses t’accusent d’inhumanité.

Ils croient qu’il suffit d’être quitté pour devenir le genre humain.

Philippe Muray, « 6 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 13.

David Farreny, 23 fév. 2024

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