« maintenant si jamais je te vois c’est toujours
comme une clé vivante. tes seins tes reins ta bouche
ce beau butin de nuits de portes et de joies.
comme une clé toute simple. un chiffre. une musique.
et le cours des choses va. on s’en étonne. les gens
qui songent à leur maison leur jardin leur enfance
les morts impersonnelles de petits fleuves des riens
des moments chaleureux des voyages et des actes
parfaitement accomplis. mais toi quand je te vois
verticale et brillante comme un astre de mai,
réelle : je deviens terre et vent je suis ta nuit
avec ses arbres et ses mots en mouvement
ce battement de voyelles parmi les tournesols
tes mains tes yeux ton jour comme une poignée d’oiseaux. »
Lionel Ray, « Célébration », Le nom perdu, Gallimard, p. 78.
Or, la mort ne nous empêche même pas d’aller au cinéma.
Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 91.
Des plats extraordinairement concaves, des rations prodigieuses disposées dans des vasques — une glaise de viandes ravinée par des sauces brûlantes — à portée de ton bras, cinquante centimètres en avant de ton gilet.
On a placé à ta disposition une serviette plus grande qu’un set de table, qui couvre tes jambes jusqu’aux genoux. Néanmoins, tes regards ne se détachent pas d’une petite estafilade au dos de ta main droite, bordée par des brimborions de peau déjà sèche. Ces petits copeaux exaspèrent ton appétit à un point tel que tu t’efforces de les cueillir entre deux canines sans t’assurer que la maîtresse de maison ne te fixe pas du regard.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 28.
Mercredi matin, nous avons fait les courses au Champion de Fleurance. Et c’était un moment délicieux. Je songeais une fois de plus à cette phrase qui me reste de Paris Texas, de Wim Wenders : « Nous étions si heureux que même de faire les courses au drugstore était un plaisir. » Sans doute étais-je seul à être si heureux ; et c’était un bonheur bien tremblant, bien mal assuré sur ses bases, et même tout à fait dépourvu de fondement, ainsi que la suite allait s’empresser de le prouver. Mais se disputer en riant pour savoir si l’on prenait tel ou tel type de biscuit, c’était exactement la vraie vie, à laquelle je me trouvais rendu après des années de malentendu, et que je trouvais seule normale, naturelle, consubstantielle à mon être, le revers exact de cette solitude et de cette tristesse à crever qui m’avaient vu si souvent pousser mon ridicule chariot le long des mêmes allées de supermarché, loin de toute raison d’exister et tout occupé au seul fastidieux labeur de durer. C’est à cela que me voici brutalement restitué. Je n’en éprouve que de l’horreur.
Renaud Camus, « dimanche 14 février 1999 », Retour à Canossa. Journal 1999, Fayard, pp. 129-130.
Une jeune femme s’était assise en face de lui à la dernière gare ; à genoux sur elle, son enfant lui avait pris délicatement les joues entre ses petits doigts et les tirait en riant. C’est alors que la duperie avait été commise : lorsque sa mère lui avait fait croire (comme cette mère le faisait croire en cet instant à son enfant) que la vie coulait à sa portée, qu’elle était bonne, mais qu’on pouvait attendre, qu’il serait toujours temps de la saisir. Chacun de ses regards caressants le confirmait : quelque chose viendrait, qui serait enfin « la vie » ; mais lorsqu’on se retrouvait un jour sans le soutien de ces genoux familiers, il n’y avait plus rien, que le pur passage du temps, qu’une attente étale, décolorée, marquée des seuls signes de son écoulement ; un lent retour au rien. La chose lumineuse et pleine dont sa vérité aurait eu besoin pour se reconnaître et s’accomplir n’avait pas eu lieu. Et en fin de compte il avait eu sa part : l’amour d’une femme, des enfants, un travail qui ne l’ennuyait pas.
Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 168.
D’où le pouvoir de définition attaché à tous ces canaux hollandais. Il y a là, de toute évidence, un complexe eau-marchandise ; c’est l’eau qui fait l’objet, en lui donnant toutes les nuances d’une mobilité paisible, plane pourrait-on dire, liant des réserves, procédant sans à-coups aux échanges, et faisant de la ville un cadastre de biens agiles. Il faut voir les canaux d’un autre petit peintre, Berckheyde, qui n’a peint à peu près que cette circulation égale de la propriété : tout est pour l’objet voie de procession ; tel point de quai est un reposoir de barils, de bois, de bâches ; l’homme n’a qu’à basculer ou hisser, l’espace, bonne bête, fait le reste, il éloigne, rapproche, trie les choses, les distribue, les reprend, semble n’avoir d’autre fin que d’accomplir le projet de mouvement de toutes ces choses, séparées de la matière par la pellicule ferme et huilée de l’usage ; tous les objets sont ici préparés pour la manipulation, ils ont tous le détachement et la densité des fromages hollandais, ronds, préhensibles, vernissés.
Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, p. 286.
Fait et défait les scénarios de la vie future. Quelle nuance y a-t-il entre la patience et la réussite ?
Gérard Pesson, « mercredi 20 octobre 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 118.
J’ai toujours eu cette fantaisie de vouloir descendre à pied de la gare un jour, plus tard.
À l’époque, à Blois, ça ne se faisait pas. C’était un truc de pauvre, de désargenté, de moins que rien, disons. Seuls les misérables, les Fous oubliés par la Chauffe, descendaient à pied de la gare. C’était une indignité.
Pourtant, ça me plaisait beaucoup, ce trajet vers le centre-ville. C’est une longue et vraie descente, avec un sentiment physique ; une bascule quasiment ; ça me faisait penser au monde qui pencherait, plat, comme dans l’idée des Anciens, où on pouvait atteindre le rebord et dont on pouvait tomber.
La bascule perpétuelle de la ville vers son centre, comme la fourmi au bord du cône du fourmilion.
[…]
À l’inverse, la montée vers la gare – chargée du même opprobre – est assez pénible, peut-être même une épreuve. Comme toutes les montées, évidemment, mais celle-ci particulièrement.
Comme un certain calvaire. Et moins joli, au fond – ce qui est explicable – bien qu’on y passât dans l’inverse des mêmes beautés ; sans doute quelque chose de subtilement décalé dans la vision.
La fermeture, la clôture de l’horizon, dans la montée que l’on faisait plutôt à droite tandis qu’on descendait à gauche. Le repliement, le feuilletage différent des perspectives. La pente ardue qui tire sur les mollets.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 132.
CHEVILLARD : Boucher d’abattoir qui vend sa viande en gros ou demi-gros, prétend le dictionnaire, c’est mal me connaître : je vends très peu, toujours au détail. Vraiment, on se demande parfois quels historiographes incultes ou négligents se chargent de rédiger les notices consacrées aux grands hommes.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 167.
Je tombe peu à peu dans l’oubli. Presque plus personne déjà ne se souvient de mon enfance.
Éric Chevillard, « mercredi 9 mars 2016 », L’autofictif. 🔗