déconner

Il dévorait des yeux la belle fouteuse, et il tira ainsi trois coups sans déconner.

Anonyme du XVIIIe siècle, Le Tartuffe libertin ou le triomphe du vice, Séguier, p. 33.

Hubert Troupel, 27 août 2002
lassante

Plus de repos. Il faut en passer par là, successivement et indéfiniment contracté, puis décontracté, puis contracté, puis décontracté, puis contracté, puis décontracté, jamais lâché par la tyrannie de l’alternatif. L’idée qu’on a, happée par le même invisible mécanisme, montrée, puis éclipsée, puis remontrée, puis subissant une autre éclipse, puis réapparaissant, puis de nouveau oblitérée, est inefficace, lassante, oubliée, invivable, sotte, contrecarrante plus que tout, ajoutant son point final à la ridiculisation des fonctions mentales. Agaçante, ravageuse, atroce, rendant impropre à tout raisonnement, à tout théorème, à toute systématique, rendant sans mémoire, sans place (constamment éjecté de sa place, remis en place, réexpulsé de sa place), rendant pantin, rendant agité, agité, agité, agité de l’agitation du fou agité, traduction des incessantes menues agitations, des mouvements d’avance et de recul, de présence et d’absence, traduction de toutes les contradictions subies et de tous les antagonismes dont on est l’écartelé hébété.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 810-811.

David Farreny, 21 déc. 2003
arête

De nouveau la peine, le gouffre béant dont notre chemin suit l’arête.

Pierre Bergounioux, « vendredi 25 septembre 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 74.

Élisabeth Mazeron, 13 sept. 2008
trait

Le visage vert pâle, la bouche un lacet noir lâchement noué – tout au moins ce qu’on voyait le matin vers cinq heures au clair de lune. Je n’avais pas trouvé le sommeil, une fois de plus, et j’étais allé à la fenêtre : d’équerre, dans la sienne en saillie, se tenait la voisine, une veuve de guerre ; nous n’avions jamais parlé ensemble.

(Ingerbartels, Ingerbartels, Ingerbartels, l’horloge derrière moi prononça le nom plusieurs fois puis rit comme une baleine : ho ho ho ! : donc 4 heures 45. Auto noire sur route noire ; ses pattes antérieures pelletaient sans répit. Une motocyclette invisible pétilla soudainement et tira à sa suite les perles de sons rapetissant progressivement.)

J’ouvris ma fenêtre ; sa main tripota de même devant elle, gestes mesurés ; chacun se glissa dans son ouverture : était-elle aussi malade du cœur ? (J’avais emménagé depuis peu ; mais en ces occasions je suis très direct – et pourquoi pas ? La vie est si brève !)

« Nous sommes deux à ne pas pouvoir dormir » constatai-je d’une voix pyjama (raffinée, la grammaire : Nous ! Deux : si cela n’est pas suggestif ? !). Cependant elle était forte aussi ; elle inclina brièvement la tête, puis reporta son attention sur la lune élimée qui s’était fichée au-dessus du vieux cimetière. Par malheur, il y avait aussi là-bas à l’est quelques nuages du matin guère plus épais qu’un trait quoique trop ondulatoires à mon goût ; les droits sont plus propres). « Ce nuage me plaît ! » décida-t-elle d’un maxillaire hardi.

Arno Schmidt, « Voisine, mort et solidus », Histoires, Tristram, p. 49.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
résonne

Le fait qu’il est dans lui-même pour lui-même, l’animal l’expose, et cette exposition est la voix. Mais seul l’être sentant peut exposer le fait qu’il est sentant. L’oiseau dans les airs et d’autres animaux émettent des sons vocaux sous l’effet de la douleur, du besoin, de la faim, de la satiété, du plaisir, de l’allégresse, de l’ardeur du rut : le cheval hennit lorsqu’il va à la bataille ; les insectes bourdonnent ; les chats, quand cela va bien pour eux, ronronnent. Mais le geste théorétique de l’oiseau qui chante est un mode plus élevé de la voix ; et que la chose aille si loin chez l’oiseau constitue déjà une particularité relativement au fait que les animaux en général ont une voix. Car, tandis que les poissons, dans l’eau, sont muets, les oiseaux planent librement dans les airs comme dans leur élément ; détachés de la pesanteur objective de la terre, ils remplissent l’air d’eux-mêmes et extériorisent leur sentiment d’eux-mêmes dans l’élément particulier. Les métaux ont un son, mais pas encore de voix ; la voix est le mécanisme devenu spirituel qui s’exprime ainsi lui-même. L’être inorganique ne montre sa déterminité spécifique que s’il est sollicité, que s’il est battu ; tandis que l’être animal résonne de lui-même.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 640.

David Farreny, 23 mai 2011
tremblement

On s’obstine parfois à vouloir substituer une image à la réalité, on veut épuiser les lieux, les vider une bonne fois de leur pouvoir, faire cesser ce léger tremblement de l’image à l’énoncé d’un nom, on cherche un air de ressemblance, on veut reconnaître un paysage à défaut d’un visage ou d’un souvenir.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 118.

Cécile Carret, 16 mars 2012
court-circuiter

Un peu schématiquement sans doute, mettons que c’est pour la clarté de ma démonstration, je distinguerai une littérature qui développe ou qui délaye et une autre qui concentre, qui condense. On associe volontiers la santé ou la vitalité à la première qui produit des œuvres longues, puissantes, ambitieuses ; l’autre sera vite jugée décadente ou précieuse. Pour ma part, j’ai de la défiance envers la quantité, l’épaisseur asphyxie. Cette générosité est trop souvent désinvolture, complaisance et pagaille. Sous prétexte d’en rendre compte, sont introduits dans le livre des pans entiers de réalité que le lecteur verrait aussi bien de sa fenêtre. Attention au bourgeonnement, dit Michaux, écrire plutôt pour court-circuiter. La santé, le souffle, ce sont des qualités de sportif, de crétin radieux, tellement en forme qu’il ne sent rien quand il se brûle et que tout brûle avec lui.

Aussi étonnant que cela paraisse, la fantaisie, la folie, une forme de baroque s’épanouissent mieux dans les miniatures. La vie même n’est pas la somme de nos faits et gestes (ces os brandis), de nos grands emportements spectaculaires, elle est d’abord constituée d’atomes, de cellules, de molécules. Une phrase ramassée comme celle de Ramón Gómez de la Serna – par exemple La main est une pieuvre qui cherche un trésor au fond des mers – se déploie dans les têtes pensives, invite au songe mieux que les mille pages où tout est dit, confisqué, verrouillé comme le monde même, sans issue.

Je voudrais aussi que l’on cesse de confondre le raffinement de la forme et le maniérisme qui, lui, en effet, est toujours ridicule. Mais certains s’imaginent encore qu’un bloc de pages mal dégrossi arraché au réel par une brute vaudra toujours mieux que la minutieuse intervention du lettré, comme si ce dernier ne connaissait jamais du monde que les boiseries de son cabinet. Comme s’il existait encore des cabinets en boiseries ! Comme si la subtilité était un vice de l’intelligence ! J’aime citer cette remarque de Gombrowicz qui à mon sens règle la question : Tout ce qui est pur en fait de style est élaboré. Sachant que cette sophistication qui est un autre nom du style peut être dans le tour d’esprit de l’écrivain et sa phrase, par conséquent, sortir toute faite de sa fabrique prodigieuse, immédiatement juste.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 137.

Cécile Carret, 9 mars 2014
antiquité

L’hymne est adapté d’une chanson napolitaine. Dans tous les villages de l’Österland, du Götaland, on entonne Sankta Lucia avec la ferveur d’un Caruso glorifiant le Pausilippe. La lueur des bougies se répand dans les rues, tremble sur les neiges, comme la lave qui coule du Vésuve fait scintiller la mer. Le suédois, remplaçant l’italien, lui emprunte un peu de soleil et de catholicité, troublant au fond de l’âme ces sentiments qui tressaillent au chant grégorien. Est-il possible d’obtenir plus d’effets avec moins d’apprêts ? On ne peut entendre ces accords sans avoir la gorge nouée — et si l’on devait se joindre au chœur, l’auditeur percevrait des sanglots dans nos voix. On ignore ce qu’il faut admirer le plus : la modestie de la mise en scène, sa naïveté, sa familiarité, sa beauté, son mystère, son antiquité, sa longévité. On sait simplement que, pour nous, quelque chose s’est perdu qui ne se retrouvera jamais — la jeunesse, la foi, l’étincelle ?

Il est aussi des mots trop froids qui fondent dès que notre langue les touche. De ceux que le suédois a cristallisés autour de la racine snösnöblandad, neige fondue, snöblind, aveuglé par la neige, snöbollskrig, bataille de boules de neige, snöglopp, neige mouillée —, le plus fragile et le plus beau est sans doute snölykta, qui désigne la lanterne de neige, une pyramide de boules à l’intérieur de laquelle on glisse un lumignon, et que l’on place au débouché d’une allée, au pied d’un perron, partout où elle peut égayer la nuit. Comme les couronnes de bougies de Sankta Lucia, la flamme brille au cœur de la neige, rougeoie, chancelle, chatoie, tente l’impossible union de la glace et du feu : c’est le printemps qui se débat dans l’hiver.

Thierry Laget, « Discours de Stockholm », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, pp. 48-49.

David Farreny, 7 juil. 2014

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