Mes descendants marchent au-dessus de moi.
Nathalie Quintane, Chaussure, P.O.L., p. 107.
L’expérience, c’est se rendre compte que rien n’a changé.
Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 71.
Je suis arrivé au tréfonds de mes convictions.
Et, de ce mur de fondation, on pourrait presque dire qu’il est supporté par toute la maison.
Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, p. 74.
Je n’avance que d’une page et demie parce que j’évolue dans l’abstraction, l’univers raréfié des catégories.
Pierre Bergounioux, « dimanche 12 août 1990 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 917.
— Pourriture, décomposition, dit Hans Castorp, n’est-ce pas là combustion, combinaison avec l’oxygène, autant que je sache ?
— Très juste. Oxydation.
— Et la Vie ?
— Aussi. Aussi, jeune homme. Aussi de l’oxydation.
Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 306.
J’ai hésité entre reprendre la plume et maçonner et, lâchement, choisi les obtuses fatigues du terrassement.
Pierre Bergounioux, « dimanche 19 mai 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 44.
j’ai beaucoup été couchée,
dans des couches de jour et de sommeil différents.
Sabine Macher, Un temps à se jeter, Maeght, p. 38.
On dispute à l’obscurité, au froid, à la facilité qu’il y aurait à ne pas se soucier de savoir le peu de chaleur, la médiocre clarté qu’enferme un sac de peau. On repousse l’invite de la terre qui n’arrête pas de nous tirer à elle, de vouloir de toute sa masse qu’on abandonne, qu’on s’affale comme un sac, inerte, oublieux, chose étendue parmi les choses étendues dont sa surface est jonchée.
Mais il y a le temps, la coulée diaphane où dérivent les choses, où tournoient la neige, les soleils, où nous aurons passé, tous, mais successivement, le second en premier lieu, puis le premier quand un enfançon s’ébroue dans la lumière. Et ça, on n’est pas de force à s’y opposer, aurait-on la puissance de cent mille chevaux, la hauteur des collines, des siècles à durer.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 162-163.
On est beaucoup plus endurant à dix-sept ans qu’avec deux fois cet âge. On n’en porte que la moitié. On n’a rien que des illusions à dépouiller, une douleur à répudier. On a une espérance, l’idée neuve, étourdissante qu’on peut. Puis on en a le double. On a fait ce qu’on devait. Ce qu’on voulait tarde à se produire et on n’ira surtout pas se demander si ce ne serait pas, par hasard, parce qu’on ne pouvait pas. Il est trop tard pour l’admettre. On a perdu la ductilité ou la ténacité qui permettrait, ça aussi, de le subir en plein, de le penser. On va feindre, aussi, de ne pas trop bien savoir ce qu’on fabrique alors qu’on s’occupe activement du chantier obscur qu’on avait abandonné dix-sept ans auparavant.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 171.
Il reste à dire sur le pin après le remarquable et aigu Carnet du bois de pins de Francis Ponge (il restera toujours). Sa relation vitale avec le sol sableux qu’il natte, feutre, stérilise et désherbe, afin que rien ne se perde dès le collet, de la grâce exotique et japonaise qu’a parfois la torsion capricieuse du tronc. Comment il utilise la jonchée sans couture autour de lui de ses aiguilles : à la manière d’un miroir qui renverrait et répercuterait non son image, mais sa chaleur et son odeur torréfiée ; ainsi le sol lustré, cuirassé par lui est pour son essence résineuse et odorante ce qu’est à une plante aquatique le miroir d’eau qui exalte sa verticalité.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 47.
Je me sentais clairement ici — à une baisse de tension qui n’était pas le calme de la campagne, à un début d’engourdissement encore plaisant de l’imagination et de la curiosité — sur les lisières du monde habitable : une vie petite, un peu décolorée, un peu falote, pour laquelle l’espace semblait trop grand, la journée trop longue, bougeait à faible bruit sur ces marges crépusculaires ; les sons venaient frapper l’oreille, affaiblis, ouatés, espacés, comme quand on débarque au Montanvers — la grand’route qui traversait l’Elf sur son pont de ciment bifurquait au fond de la perspective sous une ligne de panneaux indicateurs qui semblaient concerner déjà l’enjambement d’un espace abstrait, des liaisons aériennes plutôt que routières : Haparanda — Finlande : 400 kms — Kiruna : 600. Bien avant quatre heures du matin, à travers mes rideaux le jour me réveillait ; je me levais et j’allais à ma fenêtre : une vive et blanche lumière de limbes, sans un chant d’oiseau, sans un bruit de voiture, éclairait la place vide, évacuée avec la nuit par les occupants de son parking, et où pour trois heures encore, dans le jour grand ouvert et pourtant déserté comme un œil de nocturne, nul signe de vie n’allait bouger.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 235-236.
À part un joli jardin, tout est inférieur à nos rêves.
Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 163.
L’enfant est une inhibition active. Il empêche le réveil complet, c’est-à-dire la mort de l’espèce. Les théologiens n’osent pas le dire, mais ils voudraient ce réveil total, entraînant le Jugement logique. L’enfant fait durer. Il n’y a pas plus antithéologique que l’enfant. Il est là aussi pour cacher qu’il n’y a pas eu de rapport sexuel. Tout cela est très clair : si je suis avec une femme et que je n’ai pas eu d’enfants, c’est qu’il y a ou qu’il y a eu rapport sexuel. Si j’ai avec elle des enfants, on peut en douter. On peut se dire en tout cas qu’à un certain moment elle a estimé que ça suffisait comme ça. Elle a déclenché le processus de séparation par l’enfant. L’enfant est le divorce in vivo des parents.
Philippe Muray, « 10 avril 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 46.