vilains

L’évêque se lève à l’heure de matines. Il passe par les communs, et il voit dans le réfectoire sous le grand crucifix les plats de lentilles prêts pour le repas de midi. Il fait venir son bayle dans la salle d’audience. Il y a devant lui sur la table épiscopale le très vieux manuscrit dont le parchemin se casse en maints endroits. Vita sancta Enimia. La lueur d’une chandelle tombe dessus. Bertran le reconnaît tout de suite, il l’a lu. Tous deux considèrent cette vieillerie avec un peu d’émoi. La main de l’évêque la caresse, la déploie. Il dit : « Tu vas réécrire tout cela dans la langue qu’on parle entre Nabrigas et Saint-Pierre-des-Tripiés. Il faut que les barons l’entendent. Il faut que les jongleurs l’entendent et le disent aux vilains dans les foires. Il faut que les vilains même en entendent quelque lueur, rient ou versent des larmes en l’entendant. »

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, pp. 66-67.

David Farreny, 5 juin 2002
attendre

Que faire ? Rien. Attendre. Ne pas mentir. Ne pas trop parler non plus, quand on ne nous demande rien. Pas de cachotteries, pas d’exhibitionnisme.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 253.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
nombre

Le petit nombre doit l’emporter subversivement sur la subversion elle-même et sur tous ses dispositifs de misère, de honte et d’inutilité.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 56.

David Farreny, 1er janv. 2006
dimanche

Promenade rapide, avec Cathy, sur le chemin parallèle à la N306. Une éternité que nous n’avions pas eu un seul instant pour marcher. Il gèle. Le givre s’attache à tout ce que le soleil n’atteint pas. Le froid me cuit les oreilles. Derrière la résidence, des gens prennent congé, comme on fait, le dimanche, en fin d’après-midi, l’hiver, et qu’un vague désespoir se mêle à l’obscurité qui descend.

Pierre Bergounioux, « dimanche 22 novembre 1998 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 1012.

David Farreny, 27 déc. 2007
consoler

Les chagrins nous restent parce qu’on se souvient. Ceux que nous avons été, jour après jour, confient leur grief à celui qui les continue. Ils croient que le discernement, la volonté ou, simplement, les moyens dont ils sont dépourvus, lui les possédera et qu’il reviendra sur ses pas pour consoler ses hypostases lointaines. Le psychologue Zeigarnik suggère que c’est de ce qui n’a pas trouvé sa résolution que nous nous souvenons. Le reste s’est consumé dans un présent pur.

Pierre Bergounioux, « Visitation », « Théodore Balmoral » n° 58, automne-hiver 2008, p. 40.

David Farreny, 10 nov. 2009
arriérés

Seulement, le temps passait. Nous ne serions pas toujours enfermés dans des chambres. Le loisir studieux, les discussions planétaires auxquelles je me mêlais, le soir, laissaient entière la question qui m’avait conduit là. Il aurait fallu être quitte d’arriérés pour considérer l’avenir d’un œil égal, envisager l’une des carrières auxquelles nous étions censés nous préparer. Mes deux physiciens, que ne troublaient ni l’appel du large ni la faim sacrée de l’or, allaient poursuivre dans des laboratoires de science-fiction, illuminés par des lasers, l’examen des noyaux atomiques ou de particules encore plus minces, d’une durée si brève qu’on pouvait douter qu’elles existaient. D’autres avaient disparu en cours de route, dont on apprenait, trois mois plus tard, qu’ils étaient entrés à l’usine afin de hâter le mouvement. J’avais ce vieux compte à régler. J’étais tributaire d’un passé au regard duquel des travaux savants, la connaissance pure me semblaient négligeables. Il me prescrivait deux voies équivalentes et diamétralement opposées, soit revenir en arrière pour m’y perdre aveuglément, soit le tirer à moi, lui donner la place qui lui revenait dans l’ordre incertain, contesté qui est le nôtre : la tremblante lueur, le souffle articulé.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, pp. 72-73.

Élisabeth Mazeron, 17 mai 2010
lové

Enfin je suis chez moi, dans la pénombre, assis sur une chaise, la tête pendante, je sens mes lèvres humides effleurer mes genoux, ce n’est qu’ainsi que je peux faire la sieste. Quelquefois je reste là, enroulé sur moi-même jusqu’à minuit, je me réveille, je lève la tête, à l’endroit des genoux mon pantalon est trempé de salive tant j’étais replié, lové sur moi-même, comme un petit chat l’hiver, comme le bois d’un rocking-chair ; je peux m’offrir le luxe de m’abandonner car je ne suis jamais vraiment abandonné, je suis simplement seul pour pouvoir vivre dans une solitude peuplée de pensées, je suis un peu le Don Quichotte de l’infini et de l’éternité, et l’infini et l’éternité ont sans doute un faible pour les gens comme moi.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 18.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
poésie

Si la poésie n’était pas aussi exigeante vis-à-vis de son lecteur, le genre serait sans doute aussi « à la mode » que le roman ou la chanson. La poésie, même simple d’accès, citons Prévert, Sacré, Follain, Maulpoix, Rouzeau… demande un effort, un certain engagement de soi. Elle n’est pas divertissement, elle ramène par des pentes diverses au cratère d’être là. La poésie dit : qui veut aller là ? Et commencent les évitements polis et les bonnes excuses pour ne pas. Si la poésie n’est pas une machine de guerre, elle est un formidable accélérateur de conscience. Qu’est-ce que cela veut dire d’être là, maintenant, exister ? Et le poème ne répond pas à cette question, il l’acidifie.

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 177.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
sociale

Tolérer jusqu’aux idées stupides peut être une vertu sociale ; mais une vertu qui tôt ou tard reçoit son châtiment.

Nicolás Gómez Dávila.

David Farreny, 22 mars 2024
leçon

Certains coquetiers sont en forme de sablier et je suppose qu’il convient alors de percer l’œuf par le fond pour comprendre l’amère leçon qui nous est dispensée tout en suçant tristement nos mouillettes de pain sec.

Éric Chevillard, « lundi 8 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer