deviner

Personne ne saurait même deviner l’infini de ma désertion.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 377.

David Farreny, 20 mars 2002
rien

J’étais bien content. Ce furent des après-midi merveilleuses. Rien n’arrivait.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 190.

David Farreny, 23 mars 2002
choses

Il est bien naturel que les gens d’ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les haut-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu’on vous montre, et qu’il faut bien apprendre à regarder avec un œil nouveau. L’admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu’on est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, « au second degré ». Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente ; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 115.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
trophée

La bête était évidemment morte, la grosse touffe abandonnée de sa queue balayait les pieds des enfants, pesamment rousse sous le ciel vert. Je pressai encore le pas. Ce trophée d’un autre âge que des chasseurs nabots apportaient vers moi, l’offrande qu’ils m’allaient en faire, cette fine bête carnassière livrée à des mouflets d’arrière-campagne, le bonnet rouge vif, les capuchons vieillots, l’affairement borné des porteurs et les danses sottes des autres qui gambadaient autour, tout cela décupla ma scélératesse, la fêla, l’affûta du malaise sans quoi elle est défectueuse. J’étais dans un fabliau obscène.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
manières

17. Choses détestables

[…] Des gens de cette sorte, quand ils arrivent chez quelqu’un, balaient d’abord, avec leur éventail, la poussière de l’endroit où ils vont s’asseoir ; puis ils ne se tiennent pas tranquilles à leur place, ils s’étalent, prennent leurs aises, et ramènent sous leurs genoux le devant de leur vêtement de chasse. On pourrait croire que de telles manières se rencontrent seulement chez des personnes négligeables ; mais j’ai connu des gens d’une assez bonne condition, comme un « troisième fonctionnaire » du Protocole, dignitaire du cinquième rang, un ancien gouverneur de Suruga, qui se conduisaient pareillement. De même, c’est un spectacle extrêmement détestable que celui de gens qui, après avoir bu du vin de riz, crient fort, s’essuient la bouche d’une main hésitante, caressent leur barbe s’ils en ont une, et passent leur coupe à d’autres. Sans doute s’encouragent-ils mutuellement à boire ? Ils frissonnent, branlent la tête, font la moue, et chantent des chansons comme celle de « La jeune fille qui vint aux bureaux de l’administration provinciale ». Tout cela, je l’ai vu chez des gens très bien, et je trouve que c’est répugnant.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, pp. 53-54.

David Farreny, 11 mai 2010
résonance

Tout était changé, mes résistances enfoncées. Je ne comprenais plus comment j’avais pu me refuser cette joie, cet enrichissement de mon monde intérieur. C’est sans doute Bach qui était le plus convaincant, parce que le plus surprenant et inouï. Le rythme, les mélodies et leurs variations, la composition lisible au moins dans ses grandes lignes, et très clairement, la coexistence d’une simplicité mélodique et de réserves de complexité, j’avais espéré cela. […] L’ennui, Bach révélait qu’il était riche de formes virtuelles, du goût de vivre et de la joie d’avoir un espace de résonance en soi, l’ennui était fait pour accueillir ça, Bach, « ça » en révélait la profondeur, qui jusqu’alors semblait n’être qu’une inertie mentale dans laquelle les pensées tournaient en rond.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 13 mars 2011
achever

Ainsi j’ai tenu. C’est pourquoi la fin de Primo Levi me peine et m’agace – oui, le mot peut surprendre, il est sincère. L’idée que cet homme a survécu à la déportation, qu’il a écrit au moins un grand livre, Si c’est un homme, sans oublier La Trêve et Le Système périodique, et qu’il se jette dans l’escalier cinquante ans après… C’est comme si les bourreaux avaient réussi, malgré l’amour et malgré les livres. Leur main a traversé le temps pour achever la destruction, qui ne cesse pas. La fin de Primo Levi m’effraie.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 35.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
ne

Bien sûr, on peut détourner le regard. Perdre son objet. Le laisser s’écarter, flotter, disparaître – un simple mouvement des yeux suffit. Bien sûr, on peut ne pas regarder un pays ; ne pas savoir où il se trouve ; soupirer à l’évocation répétitive d’un nom malheureux. On peut même décider que ce qui a eu lieu est incompréhensible et inhumain. Alors, on détourne le regard. C’est une liberté universelle. Se dire qu’une autre image chassera celle-ci ; que les mots peuvent être remplacés, ou effacés. Eh bien c’est fait : Je ne vois plus cet homme qu’on force à manger ses excréments à la cuillère, en sanglant ses mains, ses bras, son cou, en écartelant sa mâchoire, en écrasant sa langue. Je ne vois plus cet Occidental qu’on enserre dans cinq pneus, et qu’on enflamme vivant au milieu de la rue, à côté de S21. Un gardien me raconte qu’il le voit faire des gestes désespérés dans les flammes, avant de s’effondrer. Duch précise : « Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je n’ai rien vu. Nuon Chea a donné l’ordre de le brûler : qu’il ne reste rien. Ni os. Ni chair. Il ne nous a pas dit de le brûler vivant. » Je ne vois plus ce nourrisson lancé contre un arbre. Je ne les vois plus. Je ne vois plus.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 99.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
devant

C’est ici qu’Esti aurait souhaité vivre. Il imagina aussitôt qu’il descendait du train, s’installait dans cet enfer de roche, devenait forestier ou plutôt casseur de pierres, épousait une fille croate au pâle visage rond comme une pomme, en fichu noir, jupe blanche et tablier noir, et puis qu’il vieillissait avec elle sans donner de ses nouvelles et serait enterré dans la vallée, anonyme. Mais il imagina aussi qu’il était le maître de ces montagnes et de ces forêts, riche, puissant, connu et admiré de tous, peut-être même plus grand qu’un roi. Son imagination s’exerçait sur toute chose. Il pouvait jouer avec sa vie, puisqu’elle était encore devant lui.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 65.

Cécile Carret, 26 août 2012
moi

Tu me photographies, moi, ou n’importe qui d’autre, comment savoir ?

Tu me photographies – c’est mal me connaître.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
ouvre

Mais, pour le lecteur, quelle aubaine, un écrivain qui a du style ! Voici enfin toute l’expérience humaine reformulée. Tout est neuf – pas trop tôt ! C’est un enfant qui nous parle et qui, de plus, connaît tous les mots. La fleur, l’oiseau, la mort, le cageot, nous allons de révélation en révélation : c’était donc ça ! Il n’y a que les écrivains et la neige – mais elle fond – pour donner au monde un tel bain de fraîcheur.

Une langue que l’on comprend mais qu’on ne parle pas, que l’on sait lire mais pas écrire – étrange pays que nous visitons, où ne vit qu’un habitant – le premier ou le dernier homme ? l’un et l’autre sans doute. Un no man’s land de poussière grise et de végétation agressive – possiblement carnivore – en défend souvent l’accès. Et ces rouleaux hérissés, griffus, ronces ou barbelés ? On tâte du bout du pied le sol : il n’aurait tout de même pas des mines ? ! C’est autre chose en effet que l’allée de gravier blanc qui zigzague sur cinq mètres, entre deux parterres de gazon fleuri, jusqu’à la porte de notre maisonnette. Beaucoup vont reculer. Si l’on insiste pourtant, insensiblement le terrain change. Ou serait-ce seulement notre foulée qui gagne en aisance ? Le monde s’ouvre avec le livre. Nous avons à présent trouvé la vitesse de lecture qui convient, les volumes anguleux, les figures grimaçantes, toutes les formes revêches qui nous effrayaient au début s’y inscrivent harmonieusement : s’ensuit une nouvelle évidence qui cependant échappe au lieu commun de la représentation. Bonne gifle d’eau glacée sur nos têtes dodelinantes, réveil de la conscience assoupie, trop longtemps bercée par l’ennui ordinaire des jours, opacifiée par les idées reçues et leur formulation proverbiale.

Mais l’écrivain dépourvu de style, tenant de l’écriture blanche, neutre, plate, sans effets ni métaphore, fait le jeu de l’état des choses, redouble inutilement le réel, étend sur le sol la fameuse carte géographique aux dimensions du monde imaginée par Borges ; littérature de miroitier bègue à l’usage des singes et des perroquets. Faudra-t-il donc aussi mourir deux fois ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 24 fév. 2014

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