Le discours dominant, au moment où il domine, perçoit toujours comme dominant le discours qui a dominé avant lui — ce qui lui permet, alors qu’il règne absolument, de s’exprimer en plus avec une constante amertume revendicatrice.
Renaud Camus, « mardi 14 décembre 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 195.
L’impossibilité d’agir a toujours été chez moi une maladie à l’étiologie métaphysique.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 182.
Je suis monté là-haut en suivant le Val di Nos ; j’ai traversé les monts Zebio et Colombara, les Granari di Bosco Secco, le mont Palo ; j’ai laissé sur la gauche les monts Forno et Chiesa ; en prenant par les Campi Luzzi, j’ai atteint la Cima delle Saette. C’est un chemin que je connais depuis l’enfance et que j’emprunte quand je vais à la chasse ; mais, aujourd’hui, ce n’est pas pour les coqs de bruyère ou pour les perdrix blanches que je suis monté là-haut : c’est pour ces débris de pipes, ces bouteilles cassées, ces éclats d’os : pour rester un peu avec eux, et essayer de comprendre le problème que je me pose depuis des années : pourquoi la guerre ?
Mario Rigoni Stern, Requiem pour un alpiniste, La Fosse aux Ours, p. 34.
tout ce métal tout ce granit tous ces étais
pour que tienne le pariétal
quand tu ne craindras plus les eaux
tu t’appuieras au fond du crâne
comme à ce mur chaud
qui fait oublier le glaucome du soleil
et regarderas devant
Michel Besnier, Humeur vitrée, Folle Avoine, p. 39.
35. Sujets de poésies
La capitale. La puéraire. La bardane d’eau. Le poulain. La grêle. Le bambou nain. La violette à feuilles rondes. Le lycopode. L’avoine d’eau. La sarcelle. Le canard mandarin. Les massettes poussées çà et là, en automne. Le gazon. La liane verte. Le poirier. Le jujubier. Le « visage du matin ».
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 92.
Banque, puis cherché le magasin des poupées de wayang. Travail magnifique que la peinture vulgaire abîme ensuite. Dans la stylisation des formes il y a quelque chose qui vient de la plume, du monde des oiseaux, qui rappelle le côté échassier qu’ont si souvent les Javanais. Côté perché, distrait, ailleurs, prêt à s’envoler dans un déploiement de surfaces insoupçonnées.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 124.
À part un joli jardin, tout est inférieur à nos rêves.
Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 163.
Quand on dit que la vie est un drame on ne croit pas si bien dire. Le drame désigne l’action qui se déroule sur une scène, dont on devine les conséquences fatales, mais qui, jusqu’au dernier moment, demeurent inconnues. La certitude que le pire aura lieu in fine n’est pas la prescience de la façon exacte dont il se produira. Bien que prévisible et inéluctable le pire est toujours surprenant. C’est en ce sens-là que ma vie est dramatique. Au cœur de circonstances que personne ne peut affronter à ma place, qui requièrent ma force et mon discernement, je ne sais jamais où j’en suis. Je me sens perdu : à la fois désorienté et en perdition. J’ai beau trouver et me fixer des repères, je les efface à mesure que je me débats. Vaine gesticulation qui se donne des airs d’action, d’autant plus pathétique que j’en prends conscience et ne peux rien y faire. Si vivre c’est se sentir perdu, la lucidité, c’est se savoir perdu.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 36.