équilibre

La contemplation d’un chou rouge coupé en deux lui procura un réconfort : replis blancs et violets, mystérieuse géographie, secrets de cervelle. Il s’arrêtait ainsi devant les structures végétales, minérales, animales, dont la luxuriance baroque semblait résumer la complexité de l’existence. Alors, il ne pensait pas, ne devenait nullement plus lucide, mais il se sentait en équilibre avec ce qu’il contemplait.

Michel Besnier, Le bateau de mariage, Seuil, p. 73.

David Farreny, 13 avr. 2002
réalité

Les entreprises qu’on a méditées parmi les arbres, pour déraisonnables qu’elles soient, ont pour fondement solide la terre inclémente et pentue, la sauvagerie du bois où elles seront ultérieurement tentées, la réalité. C’est avec les figures ennemies en personne, et non avec leur pâle interprète, leur impalpable effigie, que j’ai parlementé, en leur présence que j’ai préparé mes demandes et mes répliques. Bien sûr, l’événement, lorsqu’on y touche, accuse inévitablement un certain décalage. L’expédition orientale, sur les granits, à travers la neige et la nuit de décembre, il fallait bien que je l’envisage dans les grès du bas pays, à l’automne. Mais le vieux roc était prévu, le père des granits et des grès, la vieille froidure aussi. Ils étaient incorporés à la vision que je portais, qui m’emportait. Ils lui conféraient une consistance, un lest qui la tenaient debout sur la route de la réalité, quand ce fut le moment.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
cris

Chacun pousse son petit cri, mais il y a des petits cris de plus en plus sophistiqués.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 8.

David Farreny, 9 juin 2008
inédite

On y reviendra à cette évidence toujours à redire, et en particulier à propos du scandale, pierre d’achoppement de la déroute, car il se joue là un phénomène étrange, touchant au mystère même d’écrire, qui est qu’une métaphore n’atteint sa toute-puissance que lorsqu’elle est concrètement inédite, entraînant dans un même mouvement l’écrivain et son lecteur sur les terra incognita de cet univers infini qu’est la langue. Serait-elle neuve à l’oreille du lecteur, une métaphore préexistant à l’écriture d’un texte ne sera jamais qu’une métaphore tirée à blanc ; ce n’est pas seulement la lecture qui en est faite qui lui donne sa puissance de déflagration dans la langue, cela se joue en amont, à l’instant du surgissement dans l’écriture, comme s’il fallait qu’il y ait eu déflagration éprouvée par l’auteur au moment de l’écriture pour que le lecteur la ressente à son tour. Qu’il en soit ou non le créateur, un écrivain répétant une métaphore, quand bien même celle-ci serait inconnue du lecteur, provoquera peut-être de l’intérêt, de l’adhésion, du plaisir (celui-là même que l’auteur a pris à la répéter), mais pas ces étincelles mystérieuses qui jaillissent entre auteur et lecteur du plus obscur de la forge individuelle où se travaille la langue de tous.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 20.

Cécile Carret, 26 août 2009
égards

Ce café très chaud l’a réconforté. Une cigarette, maintenant, donne au wagon désert une odeur confortable. Ce sera sa petite chambre jusqu’à Tarente. Taranto, accent sur la première syllabe.

Lucas, il faut vous habituer à cette idée : vous vous attendiez à décrire, à partir de Salerne, une courbe inclinée vers la droite et suivant le rivage de la mer, mais c’est vers la gauche que vous serez entraîné, gravissant l’arête centrale de la péninsule et redescendant ensuite vers une autre mer qui a un beau nom : Ionienne. Avertissez de ce changement d’itinéraire votre sens de la direction et votre sens géographique, parce qu’ils méritent qu’on ait de ces égards pour eux et parce qu’ils souffrent sans qu’ils sachent pourquoi, mais d’une manière qui est perceptible pour nous, lorsque nous sommes dans l’impossibilité de dire, par exemple, dans notre chambre, rue Berthollet : Orléans est devant moi, un peu sur la droite, et Nancy à peu près en face de mon oreille gauche. Ici, il n’y a aucun doute : assis de trois quarts sur la banquette, face à la locomotive qu’on vient d’attacher au convoi, il a Tarente devant lui et il tourne — résolument — le dos au Vomero.

Je verrai donc Tarente ce soir, et non pas Messine ou Palerme.

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 664.

David Farreny, 2 nov. 2009
bâillante

Dieu sait quel désir avait à ce point levé la terre et les arbres sur la terre et le ciel parfait au-dessus des arbres. L’homme qui croyait savoir, d’expérience et de réflexion, l’essentiel de la vie, n’en revenait pas de la densité de joie qui fixait le temps aux marges infimes de l’éternité. De hautes fleurs bleues balançaient leurs clochettes. Il aurait fallu respirer sans bouger et que, dans les veines, le sang courût sans mouvements. Alors peut-être, proie toute pure de sa ferveur, l’homme eût-il atteint ce qu’il était venu chercher : un souvenir aboli, un mot oublié, un désir inconnu — la vérité dont son être était le fruit égaré, la plénitude de ce qui n’avait guère été jusqu’à présent, chez lui, que le vide, le creux, la vallée bâillante et sans foi.

Claude Louis-Combet, « La tombe à son plus haut point », Rapt et ravissement, Deyrolle, p. 38.

Élisabeth Mazeron, 29 mars 2010
trajets

Il était rare que j’emprunte la ligne droite pour me rendre quelque part. La raison, je l’ai dit, est que certains endroits me blessaient l’âme sans que je sois en mesure ni de m’en défendre ni même de distinguer la nature précise de l’atteinte qu’ils me portaient, la partie exacte qu’ils lésaient. Ce sont des choses qu’on sent, intensément, à qu’à défaut de les comprendre on peut toujours éviter. C’est pourquoi j’avais arrêté une gamme de trajets d’esquive qui me permettaient d’aller où mes petites affaires m’appelaient sans avoir à verser mon tribut de contrariété, de détresse, parfois, aux puissances mauvaises qui tenaient un tronçon de rue, des arrière-cours, certaines quartiers. À ces cheminements défilés s’ajoutaient au moins trois itinéraires de liesse et de libération dont je n’ai pas pleinement profité parce qu’ils ne desservaient aucun des endroits où, comme par un fait exprès, j’avais à faire. L’un d’eux était le système exigu, compliqué de venelles, de jardinets, de passerelles qui accompagnaient le canal jusqu’à son débouché. Le passage, par moments, se réduisaient en une étroite berme cimentée. C’est là que j’ai surpris, sous très peu d’eau, de grandes carpes couleur de bronze, immobiles. Elles étaient si proches que j’aurais pu les caresser. Je voyais leur bouche s’ouvrir et se fermer, comme les nôtres, quand nous parlons, et j’ai peut-être cru, quelques temps, que, sans l’eau qui les éteignait, leurs paroles nous parviendraient, comme au roi Salomon, jadis, et que bien des choses s’expliqueraient.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 24.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
bec

Il les mesurait du bec à la queue et d’une pointe de l’aile à l’autre. Quand les chiffres avaient un caractère vraiment anormal, il lâchait l’oiseau avec une brève exclamation de dégoût et il levait la tête, et nos yeux se croisaient, essayant de lancer un dialogue qui ne prenait pas.

Avec Tchinguiz Black j’avais en commun les années de camp, un intérêt inabouti pour l’ornithologie, une physionomie sinistre et aussi ces deux femmes, Sophie Gironde et Patricia Yashree, et la peur d’avoir perdu l’une d’elle à jamais, et une opinion négative sur le film Avant Schlumm ; mais nous ne savions plus parler ensemble ni garder ensemble la bouche close.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 196.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
pointe

Je continue de vider les bibliothèques du sous-sol, de mettre en caisse des livres que je ne lirai plus et cette occupation s’accompagne de pensées funèbres. Je remue les années mortes, fais lever des fantômes. Les moments écoulés, quoiqu’on les ait vécus avec toute l’intensité dont on était capable et comme à la pointe de soi, deviennent, à la lumière des suivants, une approximation malheureuse dont le souvenir afflige. On n’est pas. On devient. On n’arrivera pas. On meurt en chemin.

Pierre Bergounioux, « lundi 4 août 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 399.

David Farreny, 26 janv. 2012
achever

Ainsi j’ai tenu. C’est pourquoi la fin de Primo Levi me peine et m’agace – oui, le mot peut surprendre, il est sincère. L’idée que cet homme a survécu à la déportation, qu’il a écrit au moins un grand livre, Si c’est un homme, sans oublier La Trêve et Le Système périodique, et qu’il se jette dans l’escalier cinquante ans après… C’est comme si les bourreaux avaient réussi, malgré l’amour et malgré les livres. Leur main a traversé le temps pour achever la destruction, qui ne cesse pas. La fin de Primo Levi m’effraie.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 35.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
il

Aujourd’hui, il sort de la forêt de bon matin, un blaireau sur l’épaule. Il descend vers Rouen. Dans la rue, les gens se retournent sur lui : c’est un colosse, un géant. Sous sa tignasse gris-jaune, sourit une tête d’enfant à la peau bien lisse. Ses jambes sont longues et minces, il a des fesses de danseuse et le torse court, étroit et incroyablement épais. Le plus étrange chez lui, ce sont ses mains, qui au bout de jambons démesurés sont d’une telle finesse qu’elles semblent conçues pour de la dentelle. Il avance en chaloupant, et il pue.

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 25.

Cécile Carret, 9 mars 2012
tout

Autun. L’électricien aux yeux noyés, une vieille belette. Les enfants le houspillent.

« Comment qu’ça va, missieur J. ?

– Tout doux, tout doux, du Giraudoux. »

À minuit la salle se vide dans un tonnerre, trop d’images dans la tête. On se retrouve tout seul avec 500 mètres à rembobiner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 59.

Cécile Carret, 18 juin 2012
impossibilité

Jules Boissé est mort d’une péritonite en huit jours, comme par surprise. Je fus appelé bien tard, la veille ; mais il avait toute sa connaissance encore, avec toute son intelligence occupée de sa mort. Il n’était pas très triste de quitter la vie ; on le voyait à son ironie. Nous causâmes doucement cette nuit-là, une nuit de chambre d’hôtel navrante d’abandon et de détresse. Les bruits du boulevard montaient et nous envoyaient des chants d’étudiants en goguette, et cela le tirait de son repos, et il me disait en souriant : « Je ne les envie pas… »

Toute cette nuit-là, il me parut inquiet du mobile de ma présence auprès de lui ; quoiqu’il fût tendre, il ne voulut croire qu’à ma curiosité ! « Tu viens me voir mourir, me dit-il quand il me vit paraître, cela n’est guère intéressant. Tu vois, j’ai toute ma conscience analytique (ce sont ses propres termes) et je suis la marche de la décomposition ; j’en ai pour six heures encore, car les molécules inconscientes de mon être sont en travail. Ce hoquet, que tu entends, c’est malgré moi ; je ne souffre pas, grâce à des injections de morphine qu’on m’a faites, c’est comme un sommeil. Je meurs usé, peut-être d’une erreur, peut-être d’une impossibilité sociale. »

Odilon Redon, « août 1885 ou 1886 », À soi-même, José Corti, p. 89.

David Farreny, 23 fév. 2024

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