matière

M. Crawley avait apporté ses soins et ses consolations à cette femme délaissée sur son lit de souffrance ; et elle avait quitté le monde, raffermie par ses pieuses exhortations. Depuis bien des années, il était seul à lui témoigner des égards et des attentions. Telle était dès longtemps l’unique consolation de cette âme faible et abandonnée. La matière chez elle avait longtemps survécu à l’esprit.

William Makepeace Thackeray, La foire aux vanités (1), P.O.L., p. 207.

David Farreny, 22 mars 2002
fatigue

L’extrême et anéantissante fatigue où m’amène assez vite toute activité et tout exercice, me retire assez considérablement du monde familier.

Ce retirement devient une habitude. Retirement de soi hors des choses. Retirement des choses hors des autres choses l’entourant. Soustraction qui revient parfois à de l’analyse, quoique à cent lieues de l’être. Le cadre part et la chose, sans solennité, même avec une rigoureuse simplicité, fait bande à part, existe.

Cette impression est ineffable, on aurait envie de dire divine, tant elle éloigne des commandements que l’homme se donne d’habitude.

Ce détachement, surtout peut-être par l’évanouissement concomitant de toute ambition, volonté, de tout dessein à l’endroit des choses, aère et désintègre.

Tous les phénomènes médiumniques ont ce même abandon pour point de départ, mais plus parfaits, ils vont plus loin.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 285.

David Farreny, 13 avr. 2002
avant

Tout se mélange. Il n’y a pas la vie d’un côté, la mort de l’autre. Il n’y a pas ici la raison, et la folie sur cette autre rive, en face, bien séparée. Il n’y a même pas la santé, qui un beau jour s’arrêterait d’un coup, pour faire place à la maladie. Très avant dans le territoire du chagrin, le bonheur a encore ses enclaves, ses bons moments, ses rémissions.

Renaud Camus, Vie du chien Horla, P.O.L., p. 111.

David Farreny, 28 juin 2003
feuilleton

Montépin ourdissait pour un même feuilleton tant d’intrigues si compliquées que sa plume s’y emberlificotait. Le Trombinoscope de Touchatout (1875, 4e volume, numéro 187) révèle — mais est-ce vrai ? — que pendant la publication des Tragédies de Paris dans le Figaro, « il envoya à M. de Villemessant un télégramme de détresse ainsi conçu : “Suis complètement embourbé, sais plus qu’ai fait de Sarriol ; ai mêlé enfants du prologue, me rappelle plus avec qui ai marié comte de Tréjean mois dernier. Envoyez secours.” »

Roland de Chaudenay, Les plagiaires, Perrin, p. 209.

David Farreny, 24 août 2003
peur

Au sommet du col, entre quelques maisons de bois délabrées, une trentaine de villageois dansaient dans la boue au son d’une musique aigrelette. Ils tournaient lentement sous la pluie qui noyait ces collines touffues, se tenant par le coude ou par la manche de leurs vieux vestons noirs rapiécés à la ficelle. Leurs pieds étaient entourés d’emplâtres de jute ou de chiffons. Nez crochus, méplats bleus de barbe, visages de tueurs. Le gros tambour et la clarinette ne se pressaient pas mais ne marquaient aucune pause. Une sorte de pression montait. Personne ne disait mot et j’aurais bien préféré qu’ils parlent ; la controverse, même irritée, m’apparaissait soudain comme la plus paisible des occupations. J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait méthodiquement un fusil par la gueule. Le village rival, s’il existait quelque part dans cette jungle brumeuse, ferait bien de ne dormir que d’un œil.

La musique elle aussi n’était que menaces et coups de fléau. Quand nous tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échines tendues nous repoussait vers l’extérieur. Personne n’avait répondu à notre salut ; on nous ignorait complètement. J’avais l’enregistreur sur l’épaule mais cette fois-ci je n’osai pas m’en servir. Au bout d’une heure, nous sommes redescendus vers le brouillard qui couvrait la mer Noire.

Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a ainsi des moments où elle survient, et le pain qu’on mâchait reste en travers de la gorge. Lorsqu’on est trop fatigué, ou seul depuis trop longtemps, ou dans l’instant de dispersion qui succède à une poussée de lyrisme, elle vous tombe dessus au détour d’un chemin comme une douche glacée. Peur du mois qui va suivre, des chiens qui rôdent la nuit autour des villages en harcelant tout ce qui bouge, des nomades qui descendent à votre rencontre en ramassant des cailloux, ou même, peur du cheval qu’on a loué à l’étape précédente, une brute vicieuse peut-être et qui a simplement caché son jeu.

On se défend de son mieux, surtout si le travail est en cause. L’humour, par exemple, est un excellent antidote, mais il faut être deux pour s’y livrer. Souvent aussi, il suffit de respirer à fond et d’avaler une gorgée de salive. Quand cela demeure, on renonce alors à entrer dans cette rue, dans cette mosquée, ou à prendre cette photo. Le lendemain, on se le reproche romantiquement et bien à tort. La moitié au moins de ces malaises sont – on le comprend plus tard – une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements. Avec les histoires de bandits et de loups, bien sûr, on exagère ; cependant, entre l’Anatolie et le Khyber Pass il y a plusieurs endroits où de grands braillards lyriques, le cœur sur la main, ignorants comme des bornes, ont voulu à toute force se risquer, et ont cessé de donner de leurs nouvelles. Pas besoin de brigands pour cela ; il suffit d’un hameau de montagne misérable et isolé, d’une de ces discussions irritées à propos d’un pain ou d’un poulet où, faute de se comprendre, on gesticule de plus en plus fort, avec des regards de plus en plus inquiets jusqu’à l’instant où six bâtons se lèvent rapidement au-dessus d’une tête. Et tout ce qu’on a pu penser de la fraternité des peuples ne les empêche pas de retomber.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 106.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
traître

Melvin était loin d’être le premier à avoir besoin d’exister pour moi et à sentir qu’avec moi tout était possible. Néanmoins, il était rare que cela me soit dit si simplement et clairement.

Quand je reçois ce genre de propos, je ne sais pas très bien quel effet cela me fait : un mélange d’émotion et d’inquiétude. Pour comparer de tels mots à un cadeau, c’est comme offrir un chien. On est touché par l’animal, mais on pense qu’il va falloir s’en occuper et qu’on n’a rien demandé de pareil. D’autre part, le chien est là avec ses bons yeux, on se dit qu’il n’y est pour rien, qu’on lui donnera les restes du repas à manger, que ce sera facile. Tragique erreur, inévitable pourtant. […] Il y a des phrases-chiens. C’est traître.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, pp. 59-60.

Élisabeth Mazeron, 26 sept. 2010
va

Le temps passe. Nous le croisons. Il va d’un pas pressé répandre nos cendres dans le passé.

Éric Chevillard, « vendredi 18 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
psychanalyse

Mais, plus radical encore que Freud, Wittgenstein saisit immédiatement par où pèche la psychanalyse : elle flatte trop le narcissisme. Les explications qu’elle propose sont d’autant plus attrayantes qu’elles sont à première vue plus choquantes. « C’est peut-être, confie-t-il à l’un de ses amis, le fait que l’explication est extrêmement repoussante qui vous pousse à l’accepter. » Et, plus que quiconque, il est sensible au jeu incessant de la mélancolie et du besoin de consolation, à l’exigence de l’idéal et au besoin d’être trompé, à la dialectique subtile entre la croyance et la désillusion…

Sur le charme des profondeurs, Wittgenstein a cette formule ironique : « Les gens y trouvent un dédale dans lequel s’égarer. » Dans ce type d’explications, le mystère tient lieu de réponse. Plus proche de Kraus que de Freud, il estime que toute la fécondité de la psychanalyse peut être éprouvée à condition de convenir que Freud n’a rien inventé ; la psychanalyse ne relève pas de la science, mais de l’esthétique : Freud ne nous apprend rien, mais nous fait voir ce dont on ne s’était pas avisé jusque-là. Selon Wittgenstein, la bonne explication psychanalytique n’est rien de plus (ni de moins) qu’un tableau réussi. La réaction au tableau est en ce sens constituante de son effet esthétique, puisqu’il résout la perplexité du destinataire.

Roland Jaccard, « Le dicible et l’indicible », L’enquête de Wittgenstein, P.U.F., pp. 52-53.

David Farreny, 6 déc. 2014

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