devenus

Ce qui me paraissait incroyable, plus exactement, ce n’était pas que Pollux et moi soyons intimes — tous les couples ou presque partagent la même intimité —, c’était plutôt que nous soyons devenus intimes (comme tout le monde).

Philippe Jaenada, Le chameau sauvage, Julliard, p. 271.

David Farreny, 20 mars 2002
présent

Les promenades dans une ville souffrent de cette imperfection que Proust attribue au présent.

Michel Besnier, Cherbourg, Champ Vallon, p. 11.

David Farreny, 23 mars 2002
appareillerions

Dans une file, on finit toujours par avancer. Là, non. On n’avançait jamais. On n’avancerait pas. Je commençais à me faire à la pensée que nous resterions bloqués là au moins jusqu’à la nuit. Il était quinze heures, aucun signe ne se manifestait d’un proche déblocage. Je sortis de voiture pour voir la tête des gens dans les leurs. Ils ne semblaient pas céder à l’impatience. Je ressentis une bouffée de haine. J’imaginai que, si on leur avait annoncé leur mort, ils eussent hoché la tête en continuant de se passer la bouteille d’eau. […] Comme j’ouvrais la portière, des véhicules parurent, loin devant, qui venaient d’en face. Notre ferry, que nous ne distinguions toujours pas d’où nous étions, entrait dans la phase de débarquement des passagers sur le continent. Ça se précisait. Il y eut un moment que je ne parvins pas à situer dans le temps, lequel s’était distendu au-delà de toute mesure, où nous avançâmes enfin. Beaucoup plus tard, la file devint double, puis triple. Nous faisions face au ferry, qui nous dominait de toute sa hauteur, la poupe grande ouverte sur le premier niveau de parking. Il y aurait également le moment, je le savais maintenant avec certitude, où nous entrerions là-dedans. Où ça se refermerait. Où nous appareillerions. Nous n’y étions pas. Puis nous y fûmes. Pas tout à fait. Nous n’avions pas encore quitté la voiture. Un membre de l’équipage nous avait guidés pour nous garer. Nous nous trouvions pris dans une sorte d’échiquier dont les pièces se touchaient. Ça sentait fort l’essence.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 83.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
sublimer

Il sera le premier à contrôler l’électricité en profitant de la puissance des fleuves, en canalisant cette énergie fourvoyée qui ne servait que la migration libidinale des saumons ; il va la dompter, la domestiquer, non pour aveugler de lumière le théâtre du drame comme nous l’avons fait, mais pour sublimer les choses mêmes, pour en révéler l’éclat intérieur. Une joie inconnue va inonder la Terre. Miroitant corbeau. Crapaud radieux. Tout rayonne. Le terne caillou était donc une pépite.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 47.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
besoin

Et toi ? ai-je dit. Ça allait également. Il avait l’air sincère. J’ai espéré que moi aussi. J’avais une bonne voix, posée. Je ne me sentais pas inquiet. Si j’avais été sommé de faire le point, à ce moment, j’aurais dit que j’éprouvais seulement un gros besoin d’essence. D’avoir pas mal d’essence devant moi, dans un pays bien équipé en stations. On a raccroché en se disant qu’on se rappelait.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 14.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
lui-même

La chambre la moins chère d’un hôtel aussi misérable que le Winslow coûte 200 dollars par mois. Il lui en reste 78, c’est peu, mais il ne veut pas chercher de travail. Ça lui va de se soûler au vin californien à 95 cents le magnum, de fouiller les poubelles des restaurants, de taper ses compatriotes, au pire de faucher des sacs à main. Il est une merde, il vivra comme une merde. Ses journées se passent à marcher dans les rues, sans but, mais avec une préférence pour les quartiers pauvres et dangereux où il sait qu’il ne risque rien parce qu’il est pauvre et dangereux lui-même. Il s’introduit dans les maisons abandonnées, aux volets cloués, ceinturées de palissades verdies. On y trouve toujours, croupissant dans des flaques d’urine, des clochards avec qui il aime bien discuter, rarement dans une langue commune. Il aime aussi se réfugier dans les églises. Un jour, pendant un office, il plante son couteau dans le bois d’un prie-dieu et joue à le faire vibrer. Les fidèles l’observent du coin de l’œil, inquiets, mais nul n’ose l’approcher. Le soir, quelquefois, il se paye un cinéma porno, moins pour s’exciter que pour pleurer doucement, silencieusement, en pensant au temps où il y allait avec sa très belle femme et la faisait jouir, provoquant la jalousie des épaves dont il fait maintenant partie.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 162.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2012
copeaux

Des copeaux recouvrent le sol, boucles ondulées, aériennes, ce sont les cheveux crépus de la planche, dirait-on, les rêves feuillus de l’arbre mort.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 71.

Cécile Carret, 12 juin 2013
birbes

Mes exacts contemporains me font l’effet de birbes décatis, j’observe leurs visages détruits en protégeant le mien d’une éventuelle contamination sous un masque fripé que je ne retire plus et dont les plis de plus en plus marqués me prouvent que j’ai raison de prendre ces précautions : voici donc comment se flétriraient mes joues fraîches si je les exposais à ces atmosphères et contacts délétères.

Mes sourcils sont restés noirs et bien plantés. Je m’en coiffe. Raie au milieu. Ma tête d’enfant.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.

Cécile Carret, 16 fév. 2014
religiosité

Religiosité contemporaine monstrueuse. Pourquoi ? Parce que plus personne, à moins d’être fou à lier, ne croit plus à la résurrection des corps ou à la vie éternelle. L’ennui, c’est que ce soit la seule croyance qui ait disparu. Tout le reste est intact, toute la religion est intacte. Or, c’était la seule croyance qui, parce qu’elle était réellement folle, justifiait la folie religieuse.

Philippe Muray, « 13 janvier 1991 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 409.

David Farreny, 23 fév. 2024

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