Ah fromage voilà la bonne madame
Voilà la bonne madame au lait
Elle est du bon lait du pays qui l’a fait
Le pays qui l’a fait était de son village
Ah village voilà la bonne madame
Voilà la bonne madame fromage
Elle est du pays du bon lait qui l’a fait
Celui qui l’a fait était de sa madame
Ah fromage voilà du bon pays
Voilà du bon pays au lait
Il est du bon lait qui l’a fait du fromage
Le lait qui l’a fait était de sa madame
Benjamin Péret, « Le grand jeu », Œuvres complètes (1), Éric Losfeld, p. 71.
Paul me terrorise absolument. Je sens si précaire le peu de faveur qui me reste auprès de lui que le moindre retard lui servirait de prétexte à rupture, ou de motif supplémentaire d’exaspération en tout cas. Aucune nouvelle de lui depuis des semaines. Il est vrai que je ne lui en ai pas donné non plus. Au concours de silence, je gagne toujours.
Renaud Camus, « jeudi 9 janvier 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 20.
On ne peut jamais aller chez personne. Aussi ne peut-on aimer que la montagne, la mer et la musique.
Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 409.
Le despote tomba sous le poignard, avec un hurlement de sa bouche ouverte que l’on n’entendit pas. On vit ensuite des images du monde entier : le président de la République française en haut de forme et en grand cordon, répondant du haut d’une voiture découverte à une allocution ; on vit le vice-roi des Indes au mariage d’un radjah ; le Kronprinz allemand dans une cour de caserne de Potsdam. On assista aux allées et venues des habitants d’un village du Nouveau-Mecklembourg, à un combat de coqs à Bornéo, on vit des sauvages nus qui jouaient de la flûte en soufflant du nez, on vit une chasse aux éléphants sauvages, une cérémonie à la cour du roi de Siam, une rue de bordels au Japon, où des geishas étaient assises derrière le treillis de cages de bois. On vit des Samoyèdes emmitouflées parcourir dans leurs traîneaux tirés par des rennes un désert de neige au nord de l’Asie, des pèlerins russes prier à Hébron, un délinquant persan recevoir la bastonnade. On assistait à tout cela. L’espace était anéanti, le temps avait rétrogradé, le « là-bas » et le « jadis » étaient transformés et enveloppés de musique. Une jeune femme marocaine, vêtue de soie rayée, caparaçonnée de chaînes, d’anneaux et de paillettes, sa poitrine pleine à moitié dénudée, s’approchait soudain de vous, en grandeur naturelle ; ses narines étaient larges, ses yeux pleins d’une vie bestiale, ses traits sans mouvement. Elle riait de ses dents blanches, abritait ses yeux d’une de ses mains dont les ongles semblaient plus clairs que la chair, et, de l’autre, faisait signe au public.
Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 364.
Ce matin, vu affichées les dates des conseils de classe du premier trimestre. Surpris. Le temps de travail ne passe pas vite, quand on est au travail. Du temps nul. Il semble, lorsqu’on se retourne, comme n’avoir pas existé. Cela tient sans doute aussi à l’aspect répétitif scandé du boulot. Que reste-t-il de trois jours consécutifs de correction de copies, après une semaine ? Des jours morts. Le travail use le corps, érode, mais en même temps annule la durée. Elle gélifie, puis devient sèche et granuleuse, finit poussière.
D’où écrivez-vous ? De là. Et souvent je n’ai rien à mettre sous la plume que cette poussière grise.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 11.
C’est-à-dire que, si j’avais eu précédemment l’impression d’arriver quelque part en entrant dans Limoges, le fait d’y avoir rencontré Antoine Levasseur annulait plus ou moins la nouveauté de ma découverte, et, bien que je ne recherchasse pas précisément la nouveauté, bien que je fusse d’abord soucieux d’anonymat, j’avais nettement l’impression que, concernant Limoges, je devais abandonner l’espoir de m’y avancer en terrain vierge. Et même, pensais-je, de m’y faire en quelque façon mon trou, de m’y cacher, de m’y dissoudre. Antoine Levasseur, par son surgissement suivi de la pression de sa main, venait d’oblitérer la ville, il venait de l’invalider. Je pouvais aussi bien jeter Limoges, qui avait en somme déjà servi.
Christian Oster, Massif central, L'Olivier, p. 57.