En tout cas, il y a eu un temps où j’avais bien vivant dans ma tête un stock passionnel et très simple de matériaux, substance de mon expérience, destiné à être amené par l’expression poétique à une clarté et à une détermination organiques. Et, imperceptiblement mais inévitablement, chacune de mes tentatives se rattachait à ce fonds et, si extravagant que fût le noyau de chaque nouveau poème, jamais il ne me sembla que je m’égarais.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 14.
Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.
Dans cet état d’illusion et de ténèbres, nous voudrions changer la nature même de notre âme ; elle ne nous a été donnée que pour connaître, nous ne voudrions l’employer qu’à sentir ; si nous pouvions étouffer en entier sa lumière, nous n’en regretterions pas la perte, nous envierions volontiers le sort des insensés : comme ce n’est plus que par intervalles que nous sommes raisonnables, et que ces intervalles de raison nous sont à charge et se passent en reproches secrets, nous voudrions les supprimer ; ainsi marchant toujours d’illusions en illusions, nous cherchons volontairement à nous perdre de vue pour arriver bientôt à ne nous plus connaître, et finir par nous oublier.
Buffon, « De l’homme », Histoire naturelle, Gallimard, p. 127.
Ma vie est faite. Voici l’ubac.
Pierre Bergounioux, « jeudi 25 mai 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 795.
Quand le coffre s’ouvre, il emporte ma main avec lui.
Nathalie Quintane, Remarques, Cheyne, p. 11.
J’ai un tas d’idées pour mon travail et en continuant la figure très assidûment, je trouverai possiblement du neuf.
Mais que veux-tu, parfois, je me sens trop faible contre les circonstances données, et il faudrait être et plus sage et plus riche et plus jeune pour vaincre.
Heureusement pour moi, je ne tiens plus aucunement à une victoire, et dans la peinture, je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie.
Vincent van Gogh, « Arles, août 1888 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 400.
Une fois, l’autre m’a dit, parlant de nous : « une relation de qualité » ; ce mot m’a été déplaisant : il venait brusquement du dehors, aplatissant la spécialité du rapport sous une forme conformiste.
Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre. […] Le mot est une substance chimique ténue qui opère les plus violentes altérations : l’autre, maintenu longtemps dans le cocon de mon propre discours, fait entendre, par un mot qui lui échappe, les langages qu’il peut emprunter, et que par conséquent d’autres lui prêtent.
Roland Barthes, « Altération », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 34-35.
À peu près cinq cents mètres avant l’hôtel, dans un virage, il s’arrêta, ouvrit la portière :
— Je vous lâche. Il n’est pas nécessaire qu’on sache que nous venons de faire ensemble ce bout de chemin. Qu’en pensez-vous ? C’est préférable.
Et, plus doucement, il prit ma main ; il la regarda quelque temps, la maintenant entre ses doigts, la paume ouverte, il la porta lentement à ses lèvres.
— Il faut profiter du moment où les choses sont possibles, dit-il. Encore possibles. Un jour, même l’hypothèse n’est plus possible. Un jour, la possibilité n’existe plus. Vous le saurez, vous aussi. Vous le découvrirez, vous aussi. Un jour, il n’y a plus qu’à marcher devant soi, droit au mur. Mais le regret reste, dit-il. Au bout d’un certain temps, le regret, c’est tout ce qui reste. Allez, sortez.
Dominique Barbéris, Beau Rivage, Gallimard, pp. 126-127.
En buvant au soleil, je regardais couler le flot des passants sur la place Charles ; des jeunes, rien que des jeunes, des étudiants ; tous ils étaient marqués au front d’une étoile, signe de l’embryon du génie que chaque être porte en lui au début de sa vie ; leur regard irradiait la force, cette force qui jaillissait de moi avant que mon chef ne me dise que j’étais un crétin. Je suis appuyé contre la rambarde, les tramways circulent, ils descendent dans un sens et remontent dans l’autre, leurs bandes rouges me font du bien.
Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 109.
5 heures de l’après-midi, la digitale pourprée : crescendo trillé du phragmite des joncs, rythmes puissants, acidulés et grincés, de la rousserolle turdoïde. Coassement sec et flasque d’une grenouille. La mouette rieuse part en chasse. Les nénuphars. Concert en duo de deux rousserolles effarvattes.
6 heures du soir, les iris jaunes et la locustelle tachetée. Une foulque (noire, plaque frontale blanche) semble choquer des pierres et souffler dans une petite trompette pointue. L’alouette des champs s’élève et jubile en plein ciel, les grenouilles lui répondent dans l’étang. Un râle d’eau, invisible, pousse une série de cris effroyables — cris de pourceau qu’on égorge — en hurlement décroissant, diminuendo.
9 heures du soir : coucher de soleil, rouge, orangé, violet, sur l’étang des iris. Le héron butor mugit — son de trompe grave, un peu terrifiant. Le soleil est un disque de sang : l’étang le répète — le soleil rejoint son reflet et s’enfonce dans l’eau. Le ciel est violet sombre.
Minuit : la nuit est installée, toujours solennelle comme une résonance de tam-tam. Le rossignol commence ses strophes mystérieuses ou mordantes. Une grenouille agite des ossements.
3 heures du matin : de nouveau, un grand solo de rousserolle effarvatte. Et nous terminons sur un rappel de la musique des étangs, avec le dernier mugissement du héron butor…
Olivier Messiaen, « Livre IV, VII. La rousserolle effarvatte », Catalogue d’oiseaux.
Il y a des questions dont nous ne pourrions pas venir à bout si nous n’en étions dispensés par nature.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 456.
Vos maisons, vos jardins, vos propriétés… vôtres tout autant que miennes par la vitre du train à grande vitesse.
Éric Chevillard, « samedi 10 mai 2014 », L’autofictif. 🔗
Il existe donc des gens qui veulent être clonés ? Probablement. Mais connaissons-nous quelqu’un que nous jugeons impératif de cloner ?
Iñaki Uriarte, Bâiller devant Dieu, Séguier, p. 161.