élusif

Ce livre-ci, ce petit livre, qui te doit de vivre un laps, si présentement tu le tiens entre tes mains, élusif lecteur (mais ton présent n’est pas le mien, il n’est même, tout au contraire, que l’un des moments de mon absence), ce livre écrit à temps perdu le long des années, durant quelques après-midi d’une saison lointaine, une ou deux matinées d’un autre été, tel soir d’un hiver en allé, il est tout creusé d’inexistence, de néant, de silence et d’oubli : simples arches jetées, sans que toujours elles se rejoignent, sur le vide des ans ; simples piliers même, éventuellement, et d’une stabilité douteuse, peut-être, et qui tous n’ont pas reçu leurs chapiteaux historiés ; simples traces sur le sol de papier, en palimpseste entre les cinéraires.

Renaud Camus, Élégies pour quelques-uns, P.O.L., p. 72.

David Farreny, 13 avr. 2002
objets

Adomnan raconte que saint Columba d’Iona, qui s’appelle encore Columbkill, Columbkill le Loup, de la tribu des O’Neill du Nord par son aïeul Niall des Neuf Otages, est dans sa jeunesse un homme brutal. Il aime avec violence Dieu, la guerre, et les petits objets fastueux. Il a grandi dans un berceau d’airain, c’est un homme d’épée. Il sert sous Diarmait, et sous Dieu : Diarmait roi de Tara, qui peut compter sur son épée pour des razzias en mer d’Irlande, des maraudes de bœufs, des festins crapuleux qui tournent au massacre ; et Dieu, roi de ce monde et de l’autre, qui peut compter sur son épée pour convaincre les sectateurs du moine Pélage, qui nient la Grâce, que la Grâce foudroyante pèse son poids de fer.

Pierre Michon, « Tristesse de Columbkill », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 21.

David Farreny, 2 juin 2002
voyage

De chaque voyage, même très court, je reviens comme d’un sommeil entrecoupé de rêves — une torpeur confuse, toutes mes sensations collées les unes aux autres, saoul de ce que j’ai vu.

Pour connaître le repos, il me manque la santé de l’âme. Pour le mouvement, il me manque quelque chose qui se trouve entre l’âme et le corps ; ce qui se dérobe à moi, ce ne sont pas les gestes, mais l’envie de les faire.

Il m’est arrivé bien souvent de vouloir traverser le fleuve, ces dix minutes qui séparent le Terreiro do Paço de Cacilhas. Et j’ai presque toujours été intimidé par tout ce monde, par moi-même et par mon projet. J’y suis allé quelquefois, toujours oppressé, ne posant réellement le pied sur le sol que sur la terre ferme du retour.

Lorsqu’on ressent trop vivement, le Tage est un Atlantique innombrable, et la rive d’en face un autre continent, voire un autre univers.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 147.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2002
perspective

Un mot encore. Aux amateurs de perspective unique, la tentation pourrait venir de juger dorénavant l’ensemble de mes écrits, comme l’œuvre d’un drogué. Je regrette. Je suis plutôt du type buveur d’eau. Jamais d’alcool. Pas d’excitants, et depuis des années pas de café, pas de tabac, pas de thé. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend, peu. Prendre et s’abstenir. Surtout s’abstenir. La fatigue est ma drogue, si l’on veut savoir.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 767.

David Farreny, 24 août 2003
récupérer

Comme l’amour de l’Auvergne — de l’Auvergne que j’aime et qui n’existe plus qu’à peine, probablement —, l’amour de l’Écosse est un amour masochiste, un amour méchant envers celui qui l’éprouve, un amour boudeur envers le monde. Pense-t-on qu’on pourrait être heureux, dans ces solitudes revêches, au détestable climat ? Une bonne part de leur incomparable beauté vient de leur éloignement, de leur difficulté d’accès, du défi qu’il y a à être là, qu’il y aurait à vivre là malgré l’éloignement, malgré le temps, malgré le temps. Habiter au fin fond du Perthshire, de l’Invernesshire ou du Sutherland, c’est hurler au siècle qu’on lui refuse notre présence, hurler au plaisir qu’on entend se passer de lui, beugler à la douceur de vivre qu’en ce qui nous concerne elle peut se rhabiller. Or il faut croire que quelque chose en moi aspire farouchement à cette emphase dans l’inappartenance, car si je contemple une photographie du loch Coulin et la silhouette minuscule de Coulin Lodge, au fond du lac et sous la masse neigeuse du Ben Eighe Mhor, je me sens me quitter et m’engouffrer dans l’image, et des heures se passent avant que je puisse me récupérer, ne serait-ce que pour dormir à mes côtés.

Renaud Camus, « jeudi 23 août 2001 », Sommeil de personne. Journal 2001, Fayard, pp. 415-416.

David Farreny, 17 mai 2004
raurait

Le nuage songeait à sa pluie tombée, à la ravoir, et qu’il la raurait ;

Henri Michaux, « Mes rêves d’enfant », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 62.

David Farreny, 12 mars 2008
myrmécologie

Seule distraction : ce chemin de fourmis qui depuis hier relie mon plancher à ma toiture et passe droit devant ma table. Un ruban roussâtre et fluctuant, deux pistes à sens unique. Elles se sont mis en tête de coltiner sur cette verticale le corps d’un petit gecko qui s’était imprudemment avisé de traverser leur route. Tirant du haut, poussant du bas, elles sont des centaines à s’affairer autour du petit animal dont la dépouille se moire d’un velours d’ouvrières. Il est retombé plusieurs fois, leur faisant perdre un terrain durement gagné. Elles ont passé un jour ou deux à la hauteur de ma machine et parfois je m’interrompais pour tarabuster le chantier du bout de mon crayon. Dans le silence menaçant de la sieste où pas une paupière ne bat dans la ville, il me semblait entendre les sifflets des contremaîtres, les jurons des grutiers, le ronflement des treuils. J’espère avoir terminé avant qu’elles ne disparaissent avec leur fardeau dans les retraites de mon plafond. Ce sont de grandes Œcophyles smaragdines qui ne m’avaient encore jamais rendu visite. Merveilleusement carénées, astiquées comme les bottines du maréchal Lyautey, très vaines de leur taille fine. Snobs et talon rouge en diable ; le fin du fin de la myrmécologie équatoriale. Toutes les autres fourmis les haïssent et les attaquent.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 144-145.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
comblements

Comblements : on ne les dit pas — en sorte que, faussement, la relation amoureuse paraît se réduire à une longue plainte. C’est que, s’il est inconséquent de mal dire le malheur, en revanche, pour le bonheur, il paraîtrait coupable d’en abîmer l’expression : le moi ne discourt que blessé ; lorsque je suis comblé ou me souviens de l’avoir été, le langage me paraît pusillanime : je suis transporté, hors du langage, c’est-à-dire hors du médiocre, hors du général : «  Il se fait une rencontre qui est intolérable, à cause de la joie, et quelquefois l’homme en est réduit à rien ; c’est ce que j’appelle le transport. Le transport est la joie de laquelle on ne peut pas parler.  »

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 66.

Élisabeth Mazeron, 8 déc. 2009
revendiquer

Je suis debout sur la plate-forme du tramway et je suis dans une complète incertitude en ce qui concerne ma position dans ce monde, dans cette ville, envers ma famille. Je serais incapable de dire, même de la façon la plus vague, quels droits je pourrais revendiquer à quelque propos que ce soit. Je ne puis aucunement justifier de me trouver ici sur cette plate-forme, la main passée dans cette poignée, entraîné par ce tramway, ou que d’autres gens descendent de voiture et s’attardent devant des étalages. Personne, il est vrai, n’exige rien de tel de moi, mais peu importe.

La voiture s’approche d’une station, une jeune fille s’avance vers le marchepied, prête à descendre. Je la vois aussi nettement que si je l’avais touchée du doigt. Elle est vêtue de noir, les plis de sa jupe sont presque immobiles ; son corsage est ajusté, avec une collerette de dentelle blanche à petites mailles ; la main gauche est à plat contre la paroi de la voiture ; de la main droite, elle appuie son parapluie sur la deuxième marche. Son visage est hâlé ; son nez, légèrement pincé, est large et rond du bout. Elle a une abondante chevelure brune, un peu ébouriffée sur la tempe droite. Elle a l’oreille petite et bien plaquée ; mais, comme je suis tout près, j’aperçois de derrière tout le pavillon de l’oreille droite, ainsi que l’ombre qu’il porte près de sa racine.

Je me suis demandé ce jour-là : d’où vient qu’elle ne s’étonne pas d’être comme elle est, qu’elle garde la bouche close et ne dise rien de tout cela ?

Franz Kafka, « Le voyageur du tramway », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 109-110.

David Farreny, 19 nov. 2011
consacré

Il alla se baigner, pour se laver des maux de tête et battements de cœur de la nuit, de la poussière de l’école et de tout.

Déshabillé, en maillot de bain, il resta longtemps assis sur un rocher. Il écoutait le grondement de l’eau, qui à chaque instant débouchait du champagne frais en pétaradant. Plus il descendit vers elle, se lia d’amitié avec elle, la flatta. Quand il vit qu’elle ne lui faisait pas de mal, il la gifla des deux mains, avec l’arrogance lèse-majesté de la jeunesse, aussi téméraire qu’un nourrisson qui frappe un tigre royal. Il s’immergea en elle. Il en ressortit en s’ébrouant et s’esclaffa. Il se balança à sa surface fragile comme du verre. Il chanta et hurla. Il se rinça la gorge avec eau salée et l’y recracha, car la mer est aussi un crachoir, le crachoir des dieux et des jeunes gens indociles.

Puis, les bras grands ouverts, il jeta son corps dans le bleu perlé pour s’unir enfin à elle. Il n’avait plus peur de rien. Il savait qu’après cela, il ne pourrait plus lui arriver grand mal. Ce baiser et ce voyage l’avaient consacré.

Il nagea loin, au-delà de la ligne des bouées, là où il soupçonnait déjà des dangers – requins, cadavres, ancres rouillées, épaves de bateau –, pour faire sien tout ce qui est beau et laid, tout ce qui est visible et invisible.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 76.

Cécile Carret, 28 août 2012
seul

Il est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d’autant plus grave qu’il vit aujourd’hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons (c’est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix, qui, par un renversement “paradisiaque”, reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter, très au loin, en avant, par-delà les écoles, les avant-gardes, les journaux et les conversations.

Roland Barthes, Sollers écrivain, Seuil.

David Farreny, 9 avr. 2016
nauséeux

J’entends parfois, en passant dans la rue, des bribes de conversation intime, et il s’agit presque toujours de l’autre femme, ou de l’autre homme, de l’amant d’une troisième ou de la maîtresse d’un quatrième…

J’emporte — d’avoir simplement entendu ces ombres de discours humain, à quoi s’occupe finalement la majorité des vies conscientes — un ennui nauséeux, une angoisse d’exilé chez les araignées, et la conscience subite de mon écrabouillement parmi les gens réels ; cette fatalité d’être considéré, par mon propriétaire et tout le voisinage, comme semblable aux autres locataires de l’immeuble ; et je contemple avec dégoût, à travers les grilles qui masquent les fenêtres de l’arrière-boutique, les ordures de tout un chacun qui s’entassent, sous la pluie, dans cette cour minable qu’est ma vie.

Fernando Pessoa, « 11 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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