Entre-temps, le squat de la rue Denis-Papin a périclité, comme un empire, à la suite d’un grand incendie et d’un afflux soudain de barbares.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 208.
Retrouverions-nous son Temps, on resterait séparé de l’enfant par les dix mille virginités perdues. Rien ne sépare, n’éloigne, comme la perte de la virginité. Quoi de plus difficile que de se représenter « l’avant », tout ce qui venait « avant », non réalisé encore, tout ce qui vint pour la première fois, tout ce qui autrefois élan, appel, est devenu satisfaction, c’est-à-dire rien du tout.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 302.
Je reste seul, roi de carton de ce peuple aux hanches étroites, drapées serré dans leur sarong, qui parcourt mes rues à petits pas comptés, d’énormes fruits cuirassés en équilibre sur la tête. Anciens figurants ? machinistes ? La grève doit durer depuis si longtemps qu’on en a perdu la mémoire. Mon balcon s’égoutte ; je rêve. C’est juste un peu d’Europe et de jeunesse qui passent.
Ne compter en tout cas plus sur moi pour vous fournir un scénario. Tout ce qu’on introduit dans ce décor s’y dégrade à une allure alarmante. Une fermentation continuelle décompose les formes pour en fabriquer d’autres encore plus fugaces et compliquées, et les idées connaissent forcément le même sort. Comment tenir son cap à travers ces métamorphoses ?
Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 99.
cette vision nocturne d’un homme qui va
en poussant devant lui une espèce de manche
au bout duquel se trouve une longue guenille
promenée aux rigoles de la rue déserte
cette vision lugubre au milieu de la nuit
de la réalité nocturne du quartier
un homme noir qui pousse ce long instrument
sur le revêtement de la rue bitumeuse
un être appartenant à l’existence humaine
promène dans la nuit une espèce de manche
au bout duquel se trouve une longue guenille
qui passe dans la rue et rassemble l’ordure
oh ! la tranquillité du geste répété !
oh ! la répétition des crasses rejetées
chaque jour sur la rue anonyme où déjà
la pute a disparu parce qu’il se fait tard !
j’ai fermé la fenêtre et baissé le volet
j’ai tiré les rideaux j’ai éteint la lumière
et par le noir de mon cerveau j’ai essayé
d’attraper quelque chose comme un somnifère
pour m’enfoncer au rêve que mon cœur espère
William Cliff, « Hôtel Balima », Immense existence, Gallimard, pp. 38-39.
J’ignore si les gens, globalement, s’intéressent aux volcans d’Auvergne. S’ils ont à l’esprit qu’il s’agit de volcans, même éteints. Personnellement, je tends à l’oublier. Je m’avançais dans un paysage de petite montagne, avec des mamelons et peu d’à-pics, et j’observais la végétation. À un moment, je suis descendu de voiture et me suis avancé en grimpant vers des bosquets d’épineux. Il n’y avait personne, le sol était pelé, il recommençait à faire chaud. Je me suis dit que tout était quand même très beau, très silencieux, très hostile. Qu’on voyait très loin, trop. Que je ne détestais pas la montagne mais que la question était de savoir ce qu’elle faisait là, et pour qui. Je doutais de tout ça.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 13.
Mais ce dont je me souviens, plus que de la forme du bâtiment ou de l’atmosphère des salles et des couloirs, c’est de l’impression que j’eus en arrivant, ce jour d’hiver, sur la grande terrasse formant belvédère et donnant sur le paysage de collines assez élevées des monts du Lyonnais. Alors que je me serais plutôt attendu à l’enchaînement de visions un peu sinistres que ce genre de maisons de repos manque rarement de provoquer – vieil homme avançant péniblement derrière son déambulateur dans un couloir beige orné de plantes vertes et d’affiches reproduisant des tableaux impressionnistes, groupe de vieilles femmes en robe de chambre s’efforçant de boire une tisane ou un thé au goût de carton dans un réfectoire où un sapin de Noël décoré que personne ne regarde clignote sans fin –, je me retrouvais dans une sorte d’apothéose hivernale : non ces jours où une lumière d’or accentue les reliefs en les creusant, accordant à toute chose d’avoir l’air de séjourner – un instant – hors du temps, mais un de ceux, et ils sont moins nombreux encore, où le concours du brouillard et du soleil aboutit à une sorte d’émulsion qui est comme un milieu de lumière vaporisé où tout semble flotter et être en gloire, la visibilité, à laquelle pourtant en règle générale on tient, étant remplacée par l’affirmation sereine, enthousiaste, juvénile et sans âge, d’un pur rayonnement.
Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 12.
Car chaque journée est un rêve incohérent qui ne se tient que grâce à la syntaxe.
Éric Chevillard, « mercredi 4 mai 2016 », L’autofictif. 🔗
La pensée maîtresse de Mme Du Deffand n’avait rien à voir avec l’une de ces grandes questions morales, scientifiques ou politiques qui agitaient les philosophes, mais procédait d’une indisposition existentielle contractée depuis toujours : l’ennui. Non pas cette hébétude qui saisit les gens affairés et qui, soudain, se voient désœuvrés ; plus radicalement, le lancinant sentiment d’une vie stérile soumise à un temps porteur de nulle autre œuvre que la déchéance du corps et de l’esprit et de nulle autre fin que la mort. La marquise parlait de l’ennui comme d’un ténia de l’âme : « Il consomme tout ce qui pourrait me rendre heureuse. » Au plus haut de ses crises et à mesure que le noir tombait sur ses yeux, elle souhaitait se déserter comme on plante là une mauvaise compagnie. On qualifierait aujourd’hui son mal de « maladie orpheline », sans cause précise ni spécifique — hormis, à la rigueur, les cures répétées de mondanités érigées en calendrier de la vacuité. « C’est de toutes les maladies de l’âme la plus effrayante, écrit-elle au comte Scheffer ; c’est l’avant-coureur du néant. »
Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.