gens

« Moi j’aime les gens », écrit-il par exemple. Ou pire encore : « J’ai un gros défaut, mais qu’est-ce que vous voulez je n’arrive pas à m’en débarrasser : c’est plus fort que moi, il faut toujours que j’aime les gens. »

Je ne sais trop, pour ma part, si j’aime beaucoup « les gens », mais ce sentiment-là et son expression me paraissent tellement obscènes que j’hésiterais à les consigner, de toute façon, quand bien même ce serait au plus intime de mon journal intime.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 40.

David Farreny, 27 avr. 2002
rêve

Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
méchanceté

Cela suffit. Cela n’est rien ; une invitation à laquelle on n’a pas répondu, et l’instant passe ; la peine d’avoir fait de la peine à quelqu’un qu’on n’aime pas ; l’intelligence qui voudrait pouvoir accepter davantage ; la vanité qui reparaît sous un nouveau masque ; le geste déjà fait, les paroles déjà dites ; la vieille pitié pour le sot qui affirme, qui réclame conte l’ordre établi, et qui se fâche ; les yeux de l’amour qui vous ont regardé un moment à travers les yeux de quelqu’un, et déjà ce visage se détourne ; le silence des pauvres qui meurent tous les jours pour nous ; le murmure des gens qui prient pour nous dans les couvents… Ah ! ce n’est rien que la petite méchanceté de vivre…

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 247.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
pointage

Quel que soit le nombre de jours qui te sépare d’une chose, la chose arrive. Voilà ce qui. Ce matin. Me rend maussade. Un jour n’est rien de plus qu’un accès au jour suivant ; tu avances d’un cran dans la file d’attente. De temps en temps c’est ton tour, pour l’amour, pour l’hôpital, pour la joie ou la déconfiture, la chance ou l’accident stupide. Inutile de se réjouir ou de s’affliger, c’est le sort commun. Tu refais la queue pour autre chose. Quand tu n’acceptes pas ce pitoyable pointage, cela s’appelle le suicide. Plus jeune la pensée du suicide me rassérénait : j’étais libre puisque je pouvais me tuer. Aujourd’hui je choisis librement de pointer, car au fond l’héroïsme n’est pas mon fort.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 115.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
constructions

Dans le visage un œil qui n’existe plus, comme bu par un buvard. Il en reste le pli. Œil qui a renoncé à être, ne trouvant au-dehors rien à sa convenance.

L’autre, fermé par une large et pesante paupière semble bien déterminé à ne pas se relever.

Un être a baissé ses volets.

Douloureuse, la bouche amère exprime assez que ce n’est pas pour rêver à des fleurs ou à des charmes que l’œil a été refermé si décisivement, ni pour contempler d’intéressantes constructions du subconscient, mais pour seulement rester cantonné en sa misère, à l’abri dans sa misère, où il y a annulation de tout, mélancolie exceptée.

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1173.

David Farreny, 3 mars 2008
intrus

On a les heures du matin et celles de l’après-midi pour aller à sa guise sous le ciel tout proche, d’un bleu cru, acide. On est lavé par la lumière qui pleut des détails importuns, des tristesses tenaces et des menus tracas qu’on apporte de la vie d’en bas, des creux habités, comme les brindilles et les pailles, les bardanes qui restent aux vêtements des courses dans la campagne. Le monde est vaste, le couchant glorieux, la paix infinie et, soudain, quelque chose, quelqu’un est là, qui retient son souffle. On circulait librement parmi les vivants étais des arbres qui supportent le dôme du ciel, dans les chambres tendues de brocart qui sentent la résine. On s’est dit, comme Augustin, au soir de la fête étrange, dans le domaine mystérieux, qu’on était attendu, que cette demeure était la nôtre et l’on n’est plus, maintenant, qu’un intrus.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 52.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
suppléant

Dans ma jeunesse, j’avais moi aussi de beaux projets ; à une époque, je crus ajouter à ma beauté en achetant des spartiates, des nu-pieds à la mode, tout en lanières croisées, qu’il fallait porter avec des chaussettes violettes ; ma mère m’en tricota une paire. La première fois que je sortis, les pieds si bien chaussés, c’était pour un rendez-vous avec une fille, devant l’Auberge-Basse. On avait beau être mardi, je me demandai soudain quelle équipe de foot n’était pas déjà affichée dans la boîte vitrée de notre club. J’examinai d’abord soigneusement la serrure, puis m’approchai : je ne vis que les noms de la semaine précédente… Je les lus, les relus encore, sans arrêt, parce que je sentais ma sandale droite et sa chaussette violette s’enfoncer dans un magma visqueux. Je relus, et découvris mon nom tout à la fin, parmi les remplaçants. Je trouvai enfin le courage de regarder par terre : mon pied s’étalait dans une grosse crotte de chien, ma spartiate y disparaissait, engloutie avec toutes ses lanières… Je lisais, je relisais la liste d’un bout à l’autre, les onze noms de l’équipe junior avec le mien comme suppléant… Mais si je baissais les yeux, l’horrible crotte de chien était toujours là. À cet instant précis, ma petite amie apparut sur la place. Précipitamment, j’arrachai spartiate et chaussette violette et les plantai là, avec le bouquet que je lui destinais ; je m’enfuis dans les champs méditer sur cet avertissement fatal, un signe du destin, peut-être, puisqu’à cette époque j’avais déjà pensé me faire presseur de vieux papier pour accéder aux livres.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 110.

Cécile Carret, 13 juin 2011
tableau

L’homme est un immense marécage. Quand l’enthousiasme le prend, c’est, pour le tableau d’ensemble, comme si dans un coin quelconque de ce marais une petite grenouille faisait pouf dans l’eau verte.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 509.

David Farreny, 9 nov. 2012
moins

Le premier qui fait halte dans un lieu commode et abrité contre le vent, pose la base de l’édifice ; un autre arrive qui continue l’œuvre de son prédécesseur ; puis un troisième travaille sur le même plan, et chaque paysan qui vient là passer une nuit croit devoir payer à ceux qui l’ont précédé, à ceux qui le suivront, le tribut d’une heure de travail. Le monument se trouve ainsi achevé. Les Islandais qui voyagent savent où il faut le chercher ; ils se dirigent là le soir avec leurs chevaux et s’endorment entre ces quatre murs. C’est la tente du désert, c’est le caravansérail des montagnes du Nord. Quelquefois, après avoir traversé pendant plusieurs heures ce sol fangeux et mouvant des marais, ou cette terre calcinée des collines, on est surpris d’apercevoir tout à coup un espace de verdure et un toit de gazon d’où s’échappe un nuage de fumée. C’est une ferme, un bœr. C’est là que demeure la famille du paysan, isolée du monde entier, visitée parfois, dans les beaux jours, par quelques voyageurs, et abandonnée l’hiver à elle-même. Cinq ou six bœr comme celui-là, disséminés à travers les campagnes, composent une commune ayant son maire et son pasteur ; en cherchant plus loin, on trouverait une cabane en terre avec une croix au-dessus : c’est l’église. Puis, il faut dire adieu à ces pauvres oasis, et continuer sa route le long de ces montagnes dont les cimes échevelées attestent encore l’éruption violente qui les a brisées. La plupart des volcans qui ont été enflammés autrefois sont maintenant éteints ; quelques-uns le sont depuis si longtemps, qu’on n’a même pas gardé le souvenir de leurs dernières éruptions. Mais on marche encore sur des bassins que l’on dirait éteints de la veille, sur une cendre épaisse, sur une terre rouge qui ressemble aux débris d’un four à chaux. Au haut d’un de ces cratères, j’ai trouvé l’arabis toute seule, élevant sa tige fragile et ses blanches corolles sur cette terre nue et calcinée. La dernière rose de Thomas Moore était moins isolée ; la pauvre marguerite de Robert Burns, moins à plaindre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
erratique

Et lorsqu’il partit en voiture et regarda par-dessus l’épaule ce quadrilatère là-bas, posé dans ce reste de steppe, il lui parut déconnecté des environs, comme inapproprié au sol alentour, comme une sorte de bloc erratique. Plus aucun enfant éveillé. Pas un oiseau dans le ciel. Là-bas, en revanche, un nuage, un grand cumulus d’un blanc gris, à la frange, de multiples bosses, qui dérivait lentement vers l’est, comme en pèlerinage.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 49.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
ensuite

52 ans aujourd’hui. J’ai donc survécu à Molière, Balzac, Rilke, Proust et Artaud. C’est intéressant car ainsi nous allons savoir ce qu’ils auraient donné ensuite.

Éric Chevillard, « samedi 18 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 juin 2016
savoir

Puis le médecin légiste mourut à son tour, sans savoir où, quand, comment ni pourquoi.

Éric Chevillard, « mardi 17 septembre 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 8 mars 2024

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