rien

Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien.

Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, p. 216.

David Farreny, 14 avr. 2002
vilains

L’évêque se lève à l’heure de matines. Il passe par les communs, et il voit dans le réfectoire sous le grand crucifix les plats de lentilles prêts pour le repas de midi. Il fait venir son bayle dans la salle d’audience. Il y a devant lui sur la table épiscopale le très vieux manuscrit dont le parchemin se casse en maints endroits. Vita sancta Enimia. La lueur d’une chandelle tombe dessus. Bertran le reconnaît tout de suite, il l’a lu. Tous deux considèrent cette vieillerie avec un peu d’émoi. La main de l’évêque la caresse, la déploie. Il dit : « Tu vas réécrire tout cela dans la langue qu’on parle entre Nabrigas et Saint-Pierre-des-Tripiés. Il faut que les barons l’entendent. Il faut que les jongleurs l’entendent et le disent aux vilains dans les foires. Il faut que les vilains même en entendent quelque lueur, rient ou versent des larmes en l’entendant. »

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, pp. 66-67.

David Farreny, 5 juin 2002
sentir

Cela fait mal de vivre, mais de loin. Sentir n’a pas d’importance. Deux ou trois devantures s’allument.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 97.

David Farreny, 9 fév. 2003
abandon

Pieter depuis une quinzaine a les lèvres sèches, conséquence, imagine-t-il, d’une légère fièvre d’indigestion. Il se les lèche toute la journée pour les humecter un peu. Du moins au début c’était pour ça. Mais peu à peu, l’habitude s’est prise et c’est devenu chez Pieter une véritable paillardise. Il se lèche les lèvres pour se toucher, à présent, comme les jeunes garçons qui se tripotent à travers leur poche, il s’offre ce doux contact de muqueuse comme une sucrerie. Tout en vous écoutant, tout en vous parlant même, il prend un air furtif et sensuel et, avançant sa lèvre supérieure en gouttière, attire sa lèvre inférieure dans sa bouche, comme un suborneur attire une fillette chez lui, il l’aspire, il la hume et, pour obéir à son appel, elle se gonfle et s’enfonce dans sa bouche, énorme et turgide — et là, Dieu sait tout ce qu’il lui fait, des langues et de frissonnantes caresses, il la mordille aussi un peu. Mais le principal de ses plaisirs, c’est, je crois, la plus primitive des voluptés, la pâmoison de la muqueuse nue, épanouie, posée sur une autre muqueuse comme une figue sèche sur une autre figue — et le plaisir passe de l’une à l’autre muqueuse, comme une huile épaisse, par osmose. Mais pour que sa jouissance soit complète, il faut qu’elle s’accompagne de bruit. Pieter est toujours entouré d’une foule de petits bruits, secs ou mous, mélodieux et plaintifs ou un peu rauques, qui sont comme la chanson perpétuelle et angélique de son abandon à soi. Tandis qu’il masturbe sa lèvre, il émet mille claquements pâteux évoquant des tétées gourmandes, des lapements, des « miam-miam » de nourrisson, des halètements de mâle à l’ouvrage et des râles consentants de femme comblée, et puis la lèvre ressort, obscène et molle, luisante de salive, elle pend un peu, énorme et femelle, épuisée de bonheur. Quand je le vois faire, quand je vois sur son visage cet air furtif et coquin d’enfant vicieux et de gâteux, il m’effraye presque par la profondeur organique et infantile de son narcissisme.

Jean-Paul Sartre, « dimanche 17 décembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 325.

Guillaume Colnot, 21 nov. 2004
presque

Tu attends, tu espères. Les chiens se sont attachés à toi, et aussi les serveuses, les garçons de café, les ouvreuses, les caissières des cinémas, les marchands de journaux, les receveurs d’autobus, les invalides qui veillent sur les salles désertées des musées. Tu peux parler sans crainte, ils te répondront chaque fois d’une voix égale. Leurs visages maintenant te sont familiers. Ils t’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que ces simples saluts, ces seuls sourires, ces signes de tête indifférents sont tout ce qui chaque jour te sauve, toi qui, toute la journée, les a attendus, comme s’ils étaient la récompense d’un fait glorieux dont tu ne pourrais parler, mais qu’ils devineraient presque.

Georges Perec, Un homme qui dort, Denoël, p. 119.

David Farreny, 4 oct. 2005
arsouilles

Déjeuné de tomates, de sardines, de vaches qui rit, de raisin sur les hauteurs d’un pré. Des maçons arsouilles allongés à côté d’une villa qu’ils bâtissaient ont appelé des étudiantes qui partaient en promenade à une heure de l’après-midi. Les maçons ont échoué, le chant tenace d’un oiseau invisible a buté l’hymen des jeunes filles qui s’éloignaient en se donnant la main.

Violette Leduc, Trésors à prendre, Gallimard, p. 138.

Cécile Carret, 11 mars 2007
couché

Dès lors, il n’eut d’autre souci que de guetter sans relâche le retour de ces instants, de ces havres de grâce, de ces retrouvailles, dans l’espoir obsédant d’être de nouveau en sa présence, seul à seul avec elle, et de restaurer un tant soit peu du bonheur initial. Mais l’on ne saurait sauvegarder, en le poursuivant assidûment, encore moins recouvrer un amour — que l’on n’est même pas sûr d’avoir jamais conquis — et tous ses efforts pour ne pas la perdre eurent des effets désastreux.

Il passa des heures, des journées entières à attendre dans un fauteuil, un canapé, un lit, gaspillant délibérément son temps libre, fasciné à la pensée de ne pouvoir rien faire d’autre, d’être ainsi réduit au désœuvrement le plus total, de rester immobile à méditer en vain, à ressasser leur échec et son incapacité, avec la sensation écœurante de la vie qui continuait d’avancer et de lui filer entre les doigts, avec la conviction très nette, désespérante, de devoir se résigner à la situation présente et retourner bientôt au seul état qu’il connaissait trop bien pour l’avoir éprouvé régulièrement depuis des années, à savoir la neutralité de l’existence ordinaire entrecoupée d’accès de la déréliction la plus profonde, la plus noire. Car il avait endossé le rôle du triste sire, de l’amoureux contrit, de l’homme couché qui s’abstient d’agir, escompte secrètement un miracle qui n’adviendra pas.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 48.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
sauvé

Lorsque avec Algren elle découvre le monde underground de Chicago, lorsque avec lui elle a une vie commune dans la petite maison de Wabansia, ce ne sont pas seulement des expériences où on se livre plus ou moins ; ces rencontres l’affectent profondément. Elles sont la couleur même de la vie ; elles participent à cette construction d’un «  moi  » qui ne s’arrête qu’avec la mort. Comme chaque fois, elle y est tout entière engagée. Mais comme chaque fois il faut les «  reprendre dans la liberté  » : décider ce qu’on en fait ; les assumer ou les contester. Leur trouver une place — trouver leur place — dans cette création continue qu’est l’existence. C’est ce qui donne à ces lettres une tension, une émotion palpables : à chaque instant le Castor joue sa vie. Rien de moins. Chaque moment qu’elle vit est un moment destinal ; à chaque rencontre qu’elle fait, tout son être est en alerte : tout peut basculer, tout peut être anéanti : tout peut être sauvé.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 335.

Élisabeth Mazeron, 21 mai 2009
souriez

Mon ami me fait asseoir devant l’appareil pour me photographier. Ce que je viens d’apprendre grâce lui ne me sert pas à grand-chose à présent. Moi aussi, je lorgne l’objectif, soudain j’ai le trac, car le moment où l’on fixe un instant de notre vie fugitive est tout de même solennel. Je m’efforce de minauder avec naturel. Il m’encourage à être spontané, à me montrer un peu plus jovial. Pour résumer, il s’agit de l’ancien cri de guerre : souriez ! Je dois faire bonne figure à la vie, au monde, à tout ce qui m’entoure. Ce n’est pas facile, mais je vais essayer.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 99.

Cécile Carret, 22 juin 2013
sélection

Il faut s’arrêter pour faire des enfants. Chaque enfant qui naît est une interruption. Les uns après les autres, eux et elles, ils se figent en faisant des enfants. On aurait pu croire qu’ils étaient partis pour une longue course effrénée, et les voilà qui se transforment en statues de sel. Quelques-uns courent encore, s’arrêtent aussi. Et il ne restera plus, autour de moi, que ce Musée Grévin des Familles où seuls bougent encore quelques visiteurs, quelques transposeurs — quelques artistes.

Ainsi s’accomplit la vraie sélection naturelle.

Philippe Muray, « 14 septembre 1980 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 89.

David Farreny, 2 mars 2015
réduit

Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d’autre part aux difficultés que j’éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m’avaient mis dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait : nul doute que M. de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j’y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l’Ambassadeur n’en était pas dupe. Il venait de m’apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j’étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l’avait soudain enfermé et restreint.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard.

David Farreny, 4 mars 2016

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