circonstances

C’est que nous nous ressemblons un peu tous, mais jamais dans les mêmes circonstances.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 10.

David Farreny, 20 mars 2002
courrier

Un courrier n’est pas une lettre, une lettre ne saurait être un courrier. D’ailleurs, à moins qu’on veuille désigner une personne — ce qui n’est plus très fréquent —, ou que le mot soit accompagné d’un adjectif qualificatif (« Elle reçoit un courrier très abondant »), on ne saurait parler d’un courrier. C’est du courrier qu’il faut dire :

« Y a-t-il du courrier pour moi ?

— Bien sûr que non, vous êtes bien trop chiant ! Qui voulez-vous qui vous écrive ? »

Renaud Camus, « lundi 16 janvier 1995 », La salle des pierres. Journal 1995, Fayard, p. 46.

David Farreny, 20 mars 2002
égards

Entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards.

Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1720.

Élisabeth Mazeron, 4 juil. 2005
attention

La mort de l’œuvre a pu naître de la belle intention d’en finir avec la barrière entre l’art et la vie (d’où les happenings, body art, land art, etc.). Mais pour être généreuse, l’intention n’en est pas moins naïve, bornée. Car l’art n’est pas la vie, qui, elle, est imperceptible a priori : l’art est un moyen de percevoir la vie. Il faut une délimitation, un cadre — une forme — pour que notre attention soit disponible à la vie, et c’est cette délimitation qu’opèrent, et nous aident à opérer, ces choses qu’on appelait « œuvres ».

Jean-Philippe Domecq, Artistes sans art ?, 10/18, p. 229.

David Farreny, 26 déc. 2006
bidule

L’excès de sérieux de ce bidule, sa constance, son obstination cessa soudain de les intimider. S’ensuivit une phase de familiarisation durant laquelle ils lui firent prendre des formes. Docile, elle couvrit l’abat-jour, pendouilla à l’espagnolette, aux patères, s’enroula dans la plante verte, occupant chaque fois la place avec un confort immédiat, puis s’affalant, k. Ils se l’envoyèrent d’un bout de la pièce à l’autre, tentant d’un coup de poignet rétro de la faire revenir, façon boomerang, qu’elle refusa d’ailleurs d’imiter, et, incapable de virer, elle alla s’écraser contre le mur sans rebondir, glissa pour s’avachir au sol et s’aplatir aussitôt, comme une crêpe butée, une crêpe qui aurait désiré rester crêpe contre vents et marées, k.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 112.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
tendance

Entre la mémoire aux aguets et le culte des exceptions, allez vous y retrouver pour être, à tout coup, tendance ! Un jour vigilant, le lendemain politiquement incorrect, passant sans crier gare de l’antifascisme ombrageux au dandysme dédaigneux, le pouvoir spirituel de notre temps semble décidément bien frivole et versatile. il y a pourtant une continuité dans cette inconséquence : celle du Tribunal qu’il incarne et des procès qu’il ne cesse d’intenter en s’abreuvant à ces deux sources intarissables de la persécution : l’amour de l’humanité et le mépris des gens.

Alain Finkielkraut, « Tendance », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 262-263.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
œuvre

Pur esprit, non tout à fait cependant, mais dédiant aussi toutes les sèves du corps et l’électricité de ses muscles à l’élaboration de sa grande œuvre, sacrifiant ce corps sans regrets, et s’il faut broyer dans le mortier un cartilage d’oreille pour obtenir le liant désiré qui fera de son tableau un épisode marquant de notre histoire, n’hésitant pas à trancher la sienne au plus ras aussi naturellement que s’il saisissait sur la table la brosse ou le tampon.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 34.

Cécile Carret, 27 janv. 2011
malaise

Il suffisait de refuser poliment. Au lieu de quoi j’ai montré mon hésitation, dans laquelle l’homme s’est engouffré. Allez, allez, a-t-il dit. J’ai commencé à comprendre que, lorsqu’il n’étouffait plus, il devenait jovial. J’entends qu’il avait un fond jovial. La femme, elle, avait l’air toujours triste, si bien qu’entre les deux je n’aurais pas su dire ce qui me semblait le pire, de la jovialité ou de la tristesse, sauf qu’en l’occurrence il ne s’agissait pas de choisir, il s’agissait de jovialité et de tristesse, l’une s’inscrivant en contraste avec l’autre, accusant l’autre, la rendant insupportable, sans parler du mélange des deux, évidemment, qui produisait de son côté un effet de malaise, incapable que se trouvait leur interlocuteur de savoir s’il devait s’apitoyer ou sourire, sachant que par ailleurs la jovialité n’a jamais fait, à ma connaissance, sourire personne.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 33.

Cécile Carret, 27 sept. 2011
ordres

En route, en route, nous chevauchions à travers la nuit. Elle était sombre, sans lune ni étoiles, plus sombre encore que ne le sont habituellement les nuits sans lune ni étoiles. Nous avions une mission importante, le chef portait sur lui des ordres dans une enveloppe scellée. Inquiets à l’idée que nous pourrions le perdre, l’un de nous allait de temps à autre devant pour le toucher et s’assurer qu’il était toujours là. Une fois, juste comme j’allais voir moi-même, le chef n’y était plus. Nous ne fûmes pas trop effrayés, c’est bien ce que nous avions craint tout le temps. Nous décidâmes de rebrousser chemin.

Franz Kafka, « En route, en route… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 568.

David Farreny, 17 déc. 2011
vis-à-vis

Volupté de voir ensuite à côté de soi dans la lumière changeante d’un cinéma le chatoiement du profil, la bouche, la joue, l’œil. Le summum était le léger corps à corps tel qu’il se produisait parfois de lui-même ; un simple attouchement fortuit eût alors fait l’effet d’une transgression. N’avais-je dès lors pas tout de même une amie ? La pensée d’une femme ne m’était pas connue comme concupiscence ou désir, mais seulement comme l’image idéale du beau vis-à-vis – oui, mon vis-à-vis devait être beau ! – à qui, enfin, je pourrais raconter. Raconter quoi ? Simplement raconter.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 17.

Cécile Carret, 3 août 2013
bas-monde

D’un côté, les choses vont bien pour moi. […] Je suis bien adaptée à ce bas-monde, je ne suis pas une petite nature. Ma grand-mère transportait du fumier. D’un autre côté, je ne vois que des signes négatifs. Je ne sais plus pourquoi je suis sur terre. Je ne suis indispensable à personne, je suis là et j’attends, et, pour l’instant, je n’ai ni but ni tâche en vue. Je n’ai pas pu m’empêcher de me remémorer avec intensité une conversation que j’ai littéralement soutenue avec une intelligente Suissesse, et tout au long de laquelle, en réaction à tous les projets d’amélioration du monde, je m’accrochais à cette phrase : «  La somme des larmes reste constante.  » Quelles que soient les formules ou les bannières auxquelles les peuples se rallient, quels que soient les dieux auxquels ils croient ou leur pouvoir d’achat : la somme des larmes, des souffrances et des angoisses est le prix que doit payer tout un chacun pour son existence, et elle reste constante. Les populations gâtées se vautrent dans la névrose et la satiété. Ceux auxquels le sort a infligé un excès de souffrances, comme nous aujourd’hui, ne peuvent s’en sortir qu’en se blindant. Sinon, j’en viendrais à pleurer jour et nuit. Or, je le fais tout aussi peu que les autres. Il y a là une loi qui régit tout cela. N’est apte au service que celui qui croit à l’invariance de la somme terrestre des larmes, n’a aucune aptitude à changer le monde ni aucun penchant pour l’action violente.

Anonyme, Une femme à Berlin. Journal, 20 avril-22 juin 1945, Gallimard, p. 176.

Cécile Carret, 27 août 2013
articulation

Il faut se méfier des phrases. Elles peuvent s’annuler les unes les autres sans même qu’on y prenne garde. On croit affirmer quelque chose, on tient un sujet, un thème, un motif, qu’on développe, qu’on varie, qu’on porte à un point d’incandescence, et voilà qu’une des propositions qui nous vient agit comme un dissolvant puissant. Elle recouvre toutes les autres phrases, les fait s’écrouler comme château de cartes, ou, pire, les fait passer pour des mensonges. La passion d’avoir raison est la pire de toutes. Le boniment pointe le bout de son nez à chaque articulation de la plus fervente rhétorique.

Jérôme Vallet, « D. 887 », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024
langueur

L’ennui est ma passion. Il arrive qu’il se dissipe quelque temps, mais il revient toujours, et c’est pourquoi la vie me paraît aussi trépidante que ses dimanches. Comme me le fit un jour remarquer cet ami qui a le sens de la formule : « Tu sembles traverser les jours dans le sens de la langueur. » Et il est vrai que je me promène en ce monde en traînant la fatigue d’un décalage horaire. Cet état chronique serait tolérable s’il ne me rendait pas inapte aux amusements comme aux activités sérieuses.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 5.

David Farreny, 14 mai 2024

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