figurine

Car Anne, pour vivre en moi à l’état de blessure, n’en était pas moins morte, enterrée sous des tonnes de lucidité, définitivement perdue pour la sorte d’homme que j’étais, instruit de la fixité des choses. Anne ne reviendrait pas, elle était loin, maintenant, figée dans la solide statuaire de l’échec, ou, si l’on préfère, figurine tournoyant dans la spirale du désastre, mais, en tout état de cause, face au désistement du présent et de l’avenir, le passé faute de mieux l’aspirait, et je n’avais d’autre effort à fournir que celui, au demeurant notable, de me mouvoir dans le sens contraire.

Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 49.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2002
surprise

Elle portait ses éternels vêtements bleus, jean, tee-shirt, chaussures de sport bon marché, et elle arpentait lentement les rues de leur quartier, les yeux écarquillés, croyant toujours apercevoir dans la touffeur grise et poussiéreuse son frère Lazare qui tournait au coin d’une rue. La pierre qu’elle avait entre les côtes lui rendait pénible de manger, de boire, de respirer. Les larmes lui montaient aux yeux dès qu’elle reprenait son souffle. Elle continuait d’avancer à pas engourdis, ses yeux dilatés remplis de larmes qui ne coulaient pas et lui brouillaient le regard. Elle ne connaissait personne à qui parler.

— Je cherche un certain Lazare Carpe, murmurait-elle de temps en temps, surprise d’entendre sa voix, ayant prévu cette surprise mais malgré tout surprise.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, pp. 64-65.

David Farreny, 27 déc. 2002
explication

Aucune réalité. Seulement leur pirioréalité, leur loloréalité, qui en est une tout à fait fausse, toute morlofausse. Par une extension maligne arriver à englober et diluer et dénaturer le monde entier qui désormais échappe et trompe, voilà leur consigne, qu’ils appliquent. « Applique et complique. »

Sans doute beaucoup d’hommes de par le monde, justement révoltés, s’agitent. De grandes opérations de soulèvement et de révolutions ont lieu en mainte région du globe, mais (étrange tout de même) après quelque temps elles avortent toutes immanquablement et le statu quo ante se rétablit, mystérieusement. Une explication dès lors s’impose. Ce n’étaient que des piriorévolutions sans rien de réel, pirio, piriopolitique. Et tout continue comme par-devant.

Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 205.

David Farreny, 9 nov. 2005
assaut

Parfois, de très grandes fatigues m’envahissent. Alors en moi l’esprit terre à terre rend son tablier. Il le plie soigneusement, le pose sur l’étagère à tabliers avec les autres, bien repassés, qui serviront plus tard, et se met en disponibilité, sachant qu’il n’est pas de taille à lutter. De très anciennes fatigues, issues intactes et parées de profondes ténèbres, fraîches comme au commencement du monde, inflexibles, chaleureuses. Elles m’enveloppent de leur vigilance, l’air absent, surgissent sans claironner. J’ai ainsi appris à être en communication muette avec les milliards de fatigues qui m’ont précédé. Cependant de ce contact inouï je ne peux rien retirer, aucun savoir, nulle connaissance. Je ne peux qu’y puiser la force d’attendre sans mourir la fin de l’assaut.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 12.

Élisabeth Mazeron, 11 oct. 2007
refroidissement

Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… et malgré qu’on le sache, cette peine qu’on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie.

Et puis pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ? quel rapport avec ma vie présente ? aucun, et je n’ai plus de présent. Les pages s’amoncellent, j’écorne un peu d’argent qu’on m’a donné, je suis presque un mort pour ma femme qui est bien bonne de n’avoir pas encore mis la clé sous la porte. Je passe de la rêverie stérile à la panique, ne renonçant pas, n’en pouvant plus, et refusant de rien entreprendre d’autre par peur de compromettre ce récit fantôme qui me dévore sans engraisser, et dont certains me demandent parfois des nouvelles avec une impatience où commence à percer la dérision. Si je pouvais lui donner d’un coup toute ma viande et qu’il soit fini ! mais ce genre de transfiguration est impossible, la faculté de subir et d’endurer ne remplaçant jamais, je le sais, l’invention. (De l’endurance, j’en ai plus qu’il n’en faut : maigre cadeau des fées.) Non, il faut en passer par la progression, la paille au tas, la durée.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 406.

Cécile Carret, 11 déc. 2007
universel

De tous les bords, tous les journaux (il en est dans toutes les langues et tous les formats) l’annoncent d’un même cœur au monde : l’amour universel, les voies ferrées, le commerce, la vapeur, l’imprimerie, le choléra, embrasseront ensemble tous les pays et les climats. Nul ne s’étonnera si le pin ou le chêne suent le lait ou le miel, ou même se mettent à danser la valse ! Tant la puissance des alambics et des cornues et des machines concurrentes du ciel a crû jusqu’ici et se développera dans l’avenir, puisque, de jour en jour, plus haut s’élève et toujours plus s’élèvera la semence de Sem, de Cham et de Japhet.

Certes, la terre ne se nourrira pas pour autant de glands, si la faim ne l’y force ; elle ne déposera pas le dur soc ; souvent elle méprisera l’or et l’argent pour se contenter de billets. La généreuse race ne se privera pas non plus du sang bien-aimé de ses frères — et même elle couvrira de cadavres l’Europe et l’autre rive de l’Atlantique, jeune mère d’une pure civilisation, chaque fois qu’une fatale raison de poivre, de cannelle, de canne à sucre ou de quelque autre épice, ou toute autre raison qui tourne à l’or, poussera dans des camps contraires la fraternelle engeance. Sous tout régime, la vraie valeur, la modestie et la foi, l’amour de la justice seront toujours étrangers, exclus des relations civiles, et sans cesse malheureux, accablés et vaincus, car la nature a voulu qu’ils restassent cachés. […]

Heureux ceux qu’à l’heure où j’écris la sage-femme reçoit vagissants dans ses bras ! Eux qui verront ces jours soupirés, quand, par de longues études, et dès le lait de la chère nourrice, tout enfant apprendra le poids de sel, de viande et de farine que son village natal engloutit chaque mois, le nombre de naissances et de morts qu’enregistre tous les ans le vieux curé — quand, par la puissance de la vapeur, imprimés par millions en un instant, comme une bande de grues dans le ciel qui soudain dérobe le jour aux vastes campagnes, les journaux couvriront les plaines et les monts et, je l’imagine, les immenses étendues de la mer : les journaux, âme et vie de l’univers et source unique de savoir pour ce siècle et les temps à venir.

Giacomo Leopardi, « Palinodie au marquis Gino Capponi », Chants, Flammarion, pp. 225-229.

David Farreny, 10 juin 2009
tendance

Entre la mémoire aux aguets et le culte des exceptions, allez vous y retrouver pour être, à tout coup, tendance ! Un jour vigilant, le lendemain politiquement incorrect, passant sans crier gare de l’antifascisme ombrageux au dandysme dédaigneux, le pouvoir spirituel de notre temps semble décidément bien frivole et versatile. il y a pourtant une continuité dans cette inconséquence : celle du Tribunal qu’il incarne et des procès qu’il ne cesse d’intenter en s’abreuvant à ces deux sources intarissables de la persécution : l’amour de l’humanité et le mépris des gens.

Alain Finkielkraut, « Tendance », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 262-263.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
dormait

K. dormait ; ce n’était pas d’un sommeil véritable ; il entendait les discours de Bürgel peut-être plus nettement qu’éveillé, dans l’accablement de la fatigue ; il distinguait chaque mot, mais du fond d’une âme inconsciente, adieu son importune conscience, il se sentait parfaitement libre, Bürgel ne le retenait plus, le sommeil avait fait son œuvre, s’il n’était pas au fond du gouffre il était déjà submergé. Nul ne devait plus pouvoir lui arracher cette conquête. Il lui semblait qu’il venait de remporter un triomphe et que déjà toute une société se trouvait là pour le célébrer ; il levait son verre de champagne en l’honneur de cette victoire (si ce n’était lui, c’était un autre, peu importe) ; et, pour que tout le monde sût bien de quoi il s’agissait, on recommençait le combat et la victoire ; ou, pour mieux dire, on le livrait à neuf, et on l’avait déjà fêté, et on ne cessait pas de le fêter parce que l’issue, par un heureux hasard, en était connue à l’avance.

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 758.

David Farreny, 24 oct. 2011
plus

La littérature voulait être plus que ça. Elle voulait se substituer au monde.

Éric Chevillard, « jeudi 19 septembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 22 sept. 2013
composite

Pour ma part, je me sens plutôt « hors d’âge ». Hors d’âge : l’expression utilisée pour les vieux armagnacs dit assez qu’il ne s’agit pas de nier le poids du temps, bien au contraire. Un armagnac hors d’âge résulte de l’assemblage de plusieurs très vieux armagnacs. Un individu « hors d’âge » rassemble plusieurs passés inégalement présents dans sa mémoire, passés recomposés dont souvent les plus anciens ne sont pas les moins tenaces et peuvent lui donner l’impression que sa vie a duré le temps d’un éclair, alors que d’autres, plus récents, mais déjà en voie d’effacement, le persuaderaient aisément d’avoir vécu une éternité, et que d’autres encore flottent dans une brume indistincte à l’horizon de sa mémoire sans qu’il soit en mesure de les situer ou de les dater précisément : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », écrit Baudelaire dans Les Fleurs du mal.

La référence à l’armagnac est certes trompeuse. Elle pourrait sembler vouloir suggérer que le mélange des temps aboutit nécessairement à une forme d’excellence, et recréer ainsi les ambigüités propres à la notion d’expérience. Alors que l’expression « hors d’âge » entend simplement ici s’appliquer à la multiplicité des temps présents en chacun de nous à chaque instant et plus encore quand nous essayons de « faire le point » : bien loin alors de trouver dans le décompte minutieux des années écoulées sinon un principe directeur, au moins une orientation générale, le fil irrégulier qui permettrait de suivre le cours du passé et d’en apprécier rétrospectivement la relative cohérence, nous nous trouvons plutôt confrontés, en effet, à une masse composite et mouvante où se mêlent à certains éléments factuels des souvenirs qui sont aussi ceux de nos espoirs, de nos attentes ou de nos déceptions, quelques trous de mémoire qui donnent une étrange inconsistance aux jours passés, la conscience des contraintes extérieures de tous genres qui ont pesé sur notre vie au point de nous faire douter parfois si elle a vraiment été la nôtre, et enfin le pressentiment que notre avenir ne s’ordonnera pas plus à notre présent que celui-ci au passé qui le précède mais lui échappe. En somme, tout le contraire d’un curriculum vitae ou d’un plan de carrière, et parfois l’ombre d’un doute sur notre identité d’individu singulier.

Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 45.

Cécile Carret, 21 avr. 2014
géant

Mes ailes de géant les empêchent de m’acheter.

Philippe Muray, « 15 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 30.

David Farreny, 29 fév. 2024
épuisement

Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.

Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024

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