ami

Certains de nos camarades constatent parfois que le bonhomme tente de s’éloigner. N’écoutant que son désordre, il se rapproche de la falaise tout en nous remerciant de l’avoir entraîné dans cette promenade. Nos compagnons qui se tiennent là où les arbres cessent de pousser dans la pente trop oblique voient Morlin s’asseoir, placer les coudes en arrière, se propulser d’un coup de bassin et aller d’un rocher contre l’autre, jusqu’à plus complète immobilité. Ils le relèvent encore, ils reboutonnent sa redingote. Mais nous savons qui il est, aucun d’entre nous ne s’autorise à porter la main sur lui plus de quelques minutes. La redingote présente de larges échancrures, ses lambeaux parallèles tombent sous les hanches de l’ami.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 58.

David Farreny, 15 nov. 2002
éminentes

Alors que le silence, quand il est fait des mots amers qu’on a tus, les larmes ravalées, l’absence pratiquée dès le temps qu’on est présent au monde parce qu’on y fut contraint et forcé, c’est le contraire. On en tient compte. On n’agit pas comme on ferait si cela n’avait pas été, n’était plus. C’est pour ça que l’air, la lumière ne sont pas, comme on croit, inhabités, vides mais, parfois, par endroits, vibrants, vivants, chargés de présences éminentes.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
dispersion

Les matinées de travail, les seules bonnes, qui me laissent apaisé, justifié, peuvent avoir, elles aussi, un goût amer lorsque je n’ai pas réussi à dire simplement ce qui nous hante, dans l’ombre, à vaincre l’imperfection de la vie, son trouble, sa dispersion, son inertie, l’inconstance, l’inconscience où se passent nos jours. C’est à ça que ça sert, écrire, à comprendre, à tout le moins, pourquoi ce que nous voulions et qui fut empêché, perdu, saccagé, n’a pu aboutir. Je reprendrai mercredi.

Pierre Bergounioux, « lundi 25 janvier 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 256.

David Farreny, 20 nov. 2007
styles

À Leukerbad, la maison Wolfgang Loretau. Plafonds bas. Murs extérieurs à écailles de bois, avec inscriptions gothiques blanches. Portes extérieures style Renaissance Sion ; dans ces vallées arriérées, les styles retardent de deux siècles (de même mon bahut breton (1603) avec des figures de la fin du XVe ; et à Vevey, mon armoire (1707) aussi avec architecture du XVIe). Planches bosselées de gros nœuds du bois. Poêle en pierre ollaire gris à armoiries noires. Poutres et refend à inscriptions XVIIe en latin. Les éviers de pierre. Les poutraisons au brou de noix. Sur crépi épais crémeux. Chopes d’étain, tête en bas, couvercles ouverts, comme ne le font jamais les collectionneurs, mais les paysans qui s’en servent chaque jour.

Paul Morand, « 13 juin 1968 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 13.

David Farreny, 25 mai 2009
disponible

Est-ce à cause de ce lien sensation/mémoire/écriture que l’on revient toujours aux mêmes expériences, accrues de quelques variations à chaque fois ? Ou bien à cause de l’infinie profondeur répétitive de telle sensation levée par un mot ? Je dis « lessive », et remontent de suite, mêlées autant que distinctes, les odeurs multiples de propre au sortir du lave-linge ou de la lessiveuse d’enfance. On écrit, ou un poème s’écrit, avec tout le corps, toute la mémoire disponible.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 61.

Cécile Carret, 4 mars 2010
imbécillité

J’étais là, j’étais debout, c’était tout ce que je pouvais faire. J’avais cessé de comprendre. Ma curiosité intellectuelle, qui était à peu près ma seule fierté, faisait faillite ; je renonçais à l’analyse, aux hypothèses, à la méthode. Je ne gardais pour moi que ma stupeur et mon angoisse — ou plutôt c’était elles, en vérité, qui me gardaient, comme je m’approchais de moi-même, enfin, retrouvant mon imbécillité fondamentale et adhérant à elle, faisant corps avec elle dans ma toute-solitude et m’en tenant là.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 62.

Élisabeth Mazeron, 16 mars 2010
empire

On diffère à un autre titre des montagnes ou des grains de poussière. Un grain de poussière qui atteindrait aux dimensions d’une montagne puis finirait par occuper la totalité de l’univers serait vraiment la seule chose. Alors que revêtu de l’ensemble des emblèmes de la puissance, couvert d’or, brillant d’un éclat tel qu’on en plisse les paupières, un type sera tenu de laisser subsister un espace de la taille d’un grain de poussière pour s’étendre et rayonner. Il aura besoin d’un autre type se regardant lui-même comme une tête d’épingle ou une miette de rien du tout pour fournir l’assurance qu’il est bien le seul. On acceptera la petite quantité de rien du tout qu’il est obligé de laisser subsister à l’extrême bord de son empire.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 28.

Élisabeth Mazeron, 3 juin 2010
réglage

Le vent dans les peupliers, le réglage se fait de l’intérieur.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 77.

David Farreny, 27 juin 2010
hameçon

De plus il y a toujours sa haine absolue des bijoux dont le tintement l’agace, la brillance l’aveugle et le coût le consterne. L’horrifient spécialement les boucles d’oreilles, dont l’hameçon planté dans la chair le glace, et plus encore les perles qui, par leur origine huîtrière et leur consistance lactée, lui répugnent sans mélange. Mais les personnes du sexe, n’y entendant rien et rivalisant de parures pour le séduire, jouent ainsi chaque fois un peu plus contre elles-mêmes avant de repartir bredouilles, cachant leur désarroi sous des œillades complices bien qu’éteintes, des rires pailletés mais détimbrés.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 11 oct. 2010
interruption

J’ai le sentiment de ne savoir où diriger tous ces dons que le voyage prodigue avec tant d’abondance. Je n’ai plus de « projet » bien descriptible et cette longue interruption qui m’a fait tant de bien n’a fait aussi que renforcer ma perplexité. Amadou sec, j’attends ma flamme.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 129.

Cécile Carret, 28 juin 2012
m’

Mon intelligence des choses progresse plus vite que moi ; je m’époumonne les mains en cornet à lui crier de m’attendre. Elle se moque de moi et me détruit. Vingt ans de vie passionnée, parfois heureuse, et consciente, m’ont juste permis d’inviter chez moi ceux qui – ou plutôt ce qui – m’égorge.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 141.

Cécile Carret, 28 juin 2012
signes

Le corbeau gesticulait, de profil, à l’extrémité de l’un des rameaux, l’arrondi d’un fruit au bec – le jardin était parsemé de fruits tombés de toute provenance, morceaux de mangue, de lychees, de kiwis –, les ailes ébouriffées et entremêlées, pliées, plissées, élancées de maintes façons, comme s’il en avait bien plus que cette seule paire, ou bien y avait-il plusieurs corbeaux, là à la fois en tas ? à se manger les plumes les uns les autres ?

« Corbeau, viens et parle. » Et le corbeau arriva de la couronne de l’arbre et atterrit sur la table du jardin à côté du livre ouvert et du café Blue Mountains, d’abord de la tête et des ailes il fit une série de signes muets puis il dit : « … »

Lorsqu’il s’envola, à sa place, sur la table une grosse larve faisait le gros dos. Il puait du bec et avait des taches claires à la tête. « Allume enfin la mèche ! » avait-il dit entre autre et quelque chose comme l’extrémité d’une mèche était apparu à côté du jeu de fléchettes rouillé depuis longtemps – il l’alluma comme il lui avait été ordonné. « Et coupe le pain à la main, pas à la machine ! » Et véritablement, lorsqu’il fit comme on lui en avait donné l’ordre, il lui sembla trancher le pain du petit déjeuner pour d’autres.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
période

Mon corps, depuis quelques années déjà, est entré dans une période néo-expressionniste.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 37.

David Farreny, 8 oct. 2014

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