létal

Est-ce le destin des rêves de dépouiller leurs vertus et leur charme lorsqu’ils s’accomplissent ? Enferment-ils un germe létal qui les détruit lorsqu’ils quittent la chambre où ils naquirent pour l’espace non protégé du dehors ? L’utopie semble vouée à nourrir l’utopie, le possible à engendrer du possible, tout réel à se nier. À peine les idéaux se sont-ils composé un visage qu’on y voit apparaître les stigmates inéluctables, dirait-on, de la tyrannique réalité.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 31.

David Farreny, 17 oct. 2006
manques

— La beauté ? C’est ce qui me fait défaut, lui dis-je.

— C’est plutôt ce à quoi tu manques.

Richard Millet, L’amour mendiant, La Table ronde, p. 87.

David Farreny, 5 déc. 2007
mesure

Sur Internet il suffisait d’inscrire un mot clé pour voir déferler des milliers de « sites », livrant en désordre des bouts de phrases et des bribes de textes qui nous aspiraient vers d’autres dans un jeu de piste excitant, une trouvaille relancée à l’infini de ce qu’on ne cherchait pas. Il semblait qu’on pouvait s’emparer de la totalité des connaissances, entrer dans la multiplicité des points de vue jetés sur les blogs dans une langue neuve et brutale. S’informer sur les symptômes du cancer de la gorge, la recette de la moussaka, l’âge de Catherine Deneuve, la météo à Osaka, la culture des hortensias et du cannabis, l’influence des Nippons sur le développement de la Chine, — jouer au poker, enregistrer des films et des disques, tout acheter, des souris blanches et des revolvers, du Viagra et des godes, tout vendre et revendre. Discuter avec des inconnus, insulter, draguer, s’inventer. Les autres étaient désincarnés, sans voix ni odeur ni gestes, ils ne nous atteignaient pas. Ce qui comptait, c’est ce qu’on pouvait faire avec eux, la loi d’échange, le plaisir. Le grand désir de puissance et d’impunité s’accomplissait. On évoluait dans la réalité d’un monde d’objets sans sujets. Internet opérait l’éblouissante transformation du monde en discours.

Le clic sautillant et rapide de la souris sur l’écran était la mesure du temps.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, pp. 222-223.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
patient

Silence. Au loin, dans les communaux, le bruit d’un tracteur malingre. On avait le nez d’un ornithorynque. Et le mur était patient comme seule peut l’être une pierre ; de et vers la pierre.

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
lyophilisée

À ce moment, Nayadja Aghatourane m’interpella. Comme elle avait fêté son bicentenaire seulement vingt-sept ans auparavant, c’était la plus jeune des tireuses d’élite.

— Resurgir plus tard dans leurs rêves, étais-je en train de dire.

Elle se redressa, elle décroquevilla sous la lune sa forme jusque-là blottie dans les touffes de ginseng et de boudargane. Je vis émerger en haut d’un monticule son misérable manteau de marmotte, dont, à contre-obscurité, il n’était guère possible de détailler les nombreux rapiéçages et les enjolivures vermillon et les slogans magiques en ouïgour, et j’aperçus sa tête minuscule, comme lyophilisée par la vieillesse, cette petite masse de cuir granuleux et chauve dont la partie inférieure reflétait les étoiles quand des mots s’en échappaient, car elle était renforcée par un dentier de fer.

Une affection spéciale me liait à Nayadja Aghatourane. Je n’avais pas oublié que, lors de ma gestation dans la maison de retraite, quand j’étais caché, imparfaitement conçu, sous le lit de telle ou telle des vieilles comploteuses, elle avait été l’unique grand-mère de la bande à songer qu’il fallait répéter en ma direction des contes pour enfants plutôt que seulement les classiques du marxisme.

— Scheidmann, cria-t-elle, qu’est-ce que c’est que ces narrats étranges avec quoi tu nous embobines ? Pourquoi étranges ?… Pourquoi sont-ils étranges ?

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 95.

Cécile Carret, 11 sept. 2010
spirites

À l’aube, des disputailleries de corvidés sur une grue voisine, nettement audibles dans le demi-sommeil. À ces cris qui semblaient parfois excédés d’en être réduits à l’inarticulé, sont venus se superposer des lambeaux de rêves qui, pour tâcher de leur donner un sens, proposaient d’y voir quelque chose comme la naissance d’un langage — voire du langage lui-même. Le réveil a remis les choses en place en démontant brutalement l’ingénieux petit échafaudage mental. « Les spirites ne travaillent pas au soleil » (P. Valéry).

Gilles Ortlieb, « Vraquier », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 98.

David Farreny, 19 mars 2013
divisant

Quand nous arrivâmes au sommet de l’Egger-Berg, le soleil se couchait dans une vapeur grisâtre et légère. Les montagnes du fond étaient sombres, l’aspect du pays calme, la mer immobile. Cette grande étendue était muette, aucun mouvement dans le port, on voyait seulement une petite barque rentrer à l’approche de la nuit.

Ce point de vue est un des plus beaux de l’univers.

Regardez-vous du côté de la mer ? les formes arrondies de la plage, la mollesse des contours, les longs promontoires, doucement abaissés, permettraient de penser à Naples, si un autre soleil les éclairait. Il faut avouer que c’est une chose étrange et belle à voir, que le golfe de Baia baignant les montagnes du canton d’Uri.

En général, on se plaint de n’avoir pas une idée vraie de l’immensité de la mer, parce que rien n’offre à l’œil un point de comparaison pour mesurer son étendue ; mais ici cette foule d’accidents que produisent les anfractuosités du golfe, les pointes, les langues de terre, les récifs dont il est semé, rendent l’immensité sensible et l’agrandissent en la divisant.

Jean-Jacques Ampère, Littératures et voyages. Esquisses du Nord, Didier.

David Farreny, 21 avr. 2013
noir

Étaient-ce les champignons séchés dont il mordait encore un morceau ou non : toujours est-il, il eut pendant la nuit deux rêves qui se déroulèrent sans lui, par-delà sa personne. Dans l’un, des successions de salles souterraines bordaient la petite cave de la maison, une salle donnant sur l’autre, somptueusement arrangées, solennellement éclairées, et toutes vides, comme en attente, prêtes pour un événement merveilleux, peut-être terrible aussi, et cela non depuis peu mais depuis des temps immémoriaux.

Dans le second rêve, il n’y avait plus, tout à coup, les haies des propriétés voisines, arrachées de force ou tout simplement disparues, on voyait les jardins des uns et des autres et les terrasses, et pas seulement le dessus mais jusqu’au moindre recoin à l’intérieur des maisons, soudain mises à nu, de même un voisin voyait l’autre, aux premiers instants à son extrême honte, à sa réciproque opprobre et puis peu à peu avec une sorte de soulagement, oui presque de joie. (À remarquer que toutes ces maisons dépourvues de haies se révélèrent être montées sur pilotis, chacune avec une barque amarrée en bas.)

Après cela, était-ce encore un rêve ? du noir, et puis plus rien que ce noir, rien ne se déroulait, il n’y avait pas de film, mais la fin du film, la fin même de tout « suis », « es », « est », « sommes » et « êtes ». Un noir qui refoulait tellement toute étendue que cela tira le pharmacien de son sommeil, à l’instant — mais ne s’atténua pas, resta.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, pp. 54-55.

David Farreny, 19 fév. 2014
acculé

Ira-t-il jusqu’à rogner

sur ses projets ?

Il ne fait plus rien

de peur d’être distrait

de peur de louper la vie

Et ce n’est qu’acculé par les heures

se liguant puissamment contre lui

qu’il jette

son petit nuage d’encre.

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 60.

David Farreny, 1er mai 2015
seul

Il est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d’autant plus grave qu’il vit aujourd’hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons (c’est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix, qui, par un renversement “paradisiaque”, reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter, très au loin, en avant, par-delà les écoles, les avant-gardes, les journaux et les conversations.

Roland Barthes, Sollers écrivain, Seuil.

David Farreny, 9 avr. 2016
phrase

Tant que la phrase n’est pas écrite, tout reste à vivre.

Éric Chevillard, « vendredi 26 avril 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 8 mars 2024

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