métier

Je suis né dans une mansarde

d’où l’on entendait le matin

des laitiers qui drelin drelin

réveillaient les biberonneuses.

Ici naquit Georges Machin

qui pendant sa vie ne fut rien

et qui continue Il aura

su tromper son monde en donnant

quelques fugitives promesses

mais il lui manquait c’est certain

de quoi faire qu’on le conserve

en boîte d’immortalité.

Prendre l’air était son métier.

Georges Perros, Une vie ordinaire, Gallimard, p. 28.

David Farreny, 22 mars 2002
époque

Je sais bien que tout homme pensant tient son époque pour la plus misérable, mais je dois avouer que je ne suis pas exempt de cette illusion.

Arthur Schopenhauer, Petit bréviaire cynique, texte inédit publié par le Magazine littéraire, numéro 328.

Guillaume Colnot, 6 janv. 2004
attention

La mort de l’œuvre a pu naître de la belle intention d’en finir avec la barrière entre l’art et la vie (d’où les happenings, body art, land art, etc.). Mais pour être généreuse, l’intention n’en est pas moins naïve, bornée. Car l’art n’est pas la vie, qui, elle, est imperceptible a priori : l’art est un moyen de percevoir la vie. Il faut une délimitation, un cadre — une forme — pour que notre attention soit disponible à la vie, et c’est cette délimitation qu’opèrent, et nous aident à opérer, ces choses qu’on appelait « œuvres ».

Jean-Philippe Domecq, Artistes sans art ?, 10/18, p. 229.

David Farreny, 26 déc. 2006
sauvé

Lorsque avec Algren elle découvre le monde underground de Chicago, lorsque avec lui elle a une vie commune dans la petite maison de Wabansia, ce ne sont pas seulement des expériences où on se livre plus ou moins ; ces rencontres l’affectent profondément. Elles sont la couleur même de la vie ; elles participent à cette construction d’un «  moi  » qui ne s’arrête qu’avec la mort. Comme chaque fois, elle y est tout entière engagée. Mais comme chaque fois il faut les «  reprendre dans la liberté  » : décider ce qu’on en fait ; les assumer ou les contester. Leur trouver une place — trouver leur place — dans cette création continue qu’est l’existence. C’est ce qui donne à ces lettres une tension, une émotion palpables : à chaque instant le Castor joue sa vie. Rien de moins. Chaque moment qu’elle vit est un moment destinal ; à chaque rencontre qu’elle fait, tout son être est en alerte : tout peut basculer, tout peut être anéanti : tout peut être sauvé.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 335.

Élisabeth Mazeron, 21 mai 2009
halte

Mais parce que la pluie avait cessé, j’ai continué à marcher ; à présent les heures que j’ai passées dans ma chambre, avec le soleil à mon réveil, ne sont plus qu’une halte dans la marche que j’ai commencée il y a très longtemps. Je n’ai pas ménagé mes forces ; de celles que j’avais en me réveillant, il ne me reste qu’un souvenir, comme de ce soleil qui éclairait ma chambre avant la pluie ; elles ne me soutiennent pas plus que ce souvenir n’éclaire la rue maintenant. C’est entendu : je perds mes forces, je perds mon temps, je n’ai pas de volonté. Je crois tout de même que c’est ce que je voulais.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, p. 134.

David Farreny, 7 août 2009
sémantisme

C’est à sa voix qu’il aurait fallu s’en remettre, à ses gestes, à sa seule présence ; et ne tenir que très peu de compte de ses mots, qui eux n’ont pas grand sens, et qui l’étonnent sans cesse quand on les lui rappelle. Il s’étonne surtout qu’on ait pu leur porter assez d’attention pour s’en souvenir. Que ne fait-on comme lui, et n’imite-t-on son détachement parfait à leur égard, sa merveilleuse capacité d’indifférence et d’oubli ? Mais je n’ai pas su m’abandonner à ce sémantisme libéré du verbe et qui flotte dans l’air, s’accrochant un moment, comme une brume, à une intonation, une attitude, un regard. Je n’ai eu ni assez de patience ni assez d’amour. J’ai bêtement exigé des phrases, du bon sens bien français, clairement débité, avec des sujets, des verbes et des compléments à la parade. Or c’est manifestement ce que ce pauvre garçon est le moins capable d’offrir.

Renaud Camus, « dimanche 25 janvier 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, pp. 35-36.

Élisabeth Mazeron, 30 mars 2010
frime

Quand on a écrit La Comédie humaine, on sait que ce n’était rien, la littérature : seulement cette frime nocturne, ces larmes qu’on s’arrache, ce putsch de l’incipit et ce vouloir qui vous tire en avant, vers la fin, ce corps qu’on troue de caféine, cette espérance mortelle.

Pierre Michon, « Le temps est un grand maigre », Trois auteurs, Verdier, p. 30.

Élisabeth Mazeron, 2 juil. 2010
nouvelle

Me voilà bientôt grande comme la girafe à laquelle je ressemble, selon papa, et la transformation commence. Je m’intéresse aux vieilles robes de ma cousine. Des tissus à fleurs avec de fines ceintures vernies et des chaussures pointues assorties qui me font mal aux orteils. Je rentre de l’école en clopinant et annonce la nouvelle. Maman ma fait « Chuuut ! » et me donne la ceinture élastique et les serviettes pour absorber le sang. Je me dis que c’est l’équivalent des journaux de papa pour son menton.

« Ne laisse pas ton père les voir », recommande-t-elle. Toujours à cacher les femmes, comme si nous étions défendues.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 239.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
ivre

Un homme ivre est un homme qui vole.

Il faut ne pas avoir bu du tout pour croire qu’il tangue et qu’il chancelle, en réalité il vole, lui, et sur ses invisibles ailes, il arrive partout plus vite qu’il n’espérait lui-même.

Que dans l’intervalle le temps ait passé, peu importe, le temps, lui, il ne connaît pas, et ce sont les autres, c’est sûr, qui sont dans l’illusion, ceux qui se tourmentent pour de pareilles choses.

Il ne se fait même aucun mal, car l’homme ivre, la Vierge Marie est là qui l’a pris dans son tablier.

Le difficile, par contre, c’était d’ouvrir la porte. Il est resté longtemps à s’escrimer avec cette clé, il la tournait dans la serrure, dans un sens, dans l’autre, mais la serrure ne voulait pas céder. Et la porte de la maison lui a donné plus de mal encore, avant qu’il s’aperçoive, pour finir, qu’elle n’avait pas été fermée.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 173.

Cécile Carret, 4 août 2012
arrangement

Une irrépressible angoisse devant chaque arrangement de l’existence que je rencontre chez d’autres, qu’ils aient choisi une carrière ou une vie en marge et en retrait : comment peuvent-ils vivre ainsi… comment peuvent-ils vivre ?

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 45.

David Farreny, 29 mars 2013
enfançons

Les parents de Lucie avaient craint le pire, étaient accourus de leur fief de province très cossue, avaient délibéré au chevet de l’enfant merveilleuse, seule fille inventée à la coda d’un quintette de fils très aînés, tous établis plus que bourgeoisement et nantis de mirifiques professions, d’épouses divines, d’enfançons idéaux, fils chargés, bourrés à craquer comme navires fabuleux de maintes promesses d’avenir.

Marie-Hélène Lafon, Les pays, Buchet-Chastel, p. 55.

David Farreny, 30 août 2013
système

Il s’était fait un certain système lequel eut par la suite une telle influence sur sa manière de penser que les spectateurs voyaient toujours son jugement précéder de quelques pas son sentiment, malgré qu’il crût qu’il était resté derrière.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 230.

David Farreny, 17 déc. 2014
ralenti

Tu oubliais les détails. Tu aurais fait un mauvais témoin pour restituer dans l’ordre les événements précédant un accident. Mais ta lenteur et ton immobilité te permettaient de voir le ralenti du mouvement collectif qui, dans l’urgence et le détail, échappe aux autres. Dans une petite ville de province, en regardant un marché depuis la chambre d’hôtel qui le surplombait, tu compris que la foule qui l’arpentait dessinait un triangle qui se gonfle et se dégonfle avec des amplitudes cycliques. Observation vaine ? science inutile ? Ton intelligence ne dédaignait pas les sujets gratuits.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L..

David Farreny, 20 mai 2024

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