fichiers

Le livre est un intermédiaire vieilli entre deux systèmes différents de fichiers.

Walter Benjamin, Sens unique, Maurice Nadeau.

David Farreny, 4 avr. 2007
énigme

Je veux croire qu’une fois encore il s’étonne ; je veux que ce qui l’étonne soit une question peut-être aussi grave, aussi superflue et plus opaque que celle de l’avenir du genre humain, qu’il appelait dans sa langue à lui république ; la question qui jouait dans son esprit et sans doute n’atteignait pas les mots, mais qui l’exaltait, le remplissait d’une grande pitié et de dévotion pour le peintre, c’est celle-ci : il se demandait par quelle rouerie plus perverse que la mainmise des notaires sur la république de 93, par quelle bizarrerie ce qu’il croyait être, et qui était, la peinture, c’est-à-dire une occupation humaine comme une autre, qui a charge de représenter ce qu’on voit comme d’autres ont charge de faire lever le blé ou de multiplier l’argent, une occupation donc qui s’apprend et se transmet, produit des choses visibles qui sont destinées à faire joli dans les maisons des riches ou à mettre dans les églises pour exalter les petites âmes des enfants de Marie, dans les préfectures pour appeler les jeunots vers la carrière, les armes, les Colonies, comment et pourquoi ce métier utile et clair était devenu cette phénoménale anomalie, despotique, vouée à rien, vide, cette besogne catastrophique qui de part et d’autre de son passage entre un homme et le monde rejetait d’un côté la carcasse du rouquin, affamé, sans honneur, courant au cabanon et le sachant, et de l’autre ces pays informes à force d’être pensés, ces visages méconnaissables tant ils voulaient peut-être ne ressembler qu’à l’homme, et ce monde ruisselant d’apparences trop nombreuses, inhabitables, d’astres trop chauds et d’eaux pour se noyer. Derrière le champ de melons des cavaliers camarguais passent au pas, des vachers d’avant Hollywood ; ils sont tout noirs avec leurs chapeaux, leurs piques, car le chemin est noir sous les chênes ; Van Gogh ne les peint pas, il en est au jaune de chrome numéro trois, le pur soleil ; il sue ; Roulin à sa façon repense l’énigme des beaux-arts.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
exigeaient

Entre les toits, les cheminées, à un kilomètre, environ, le faîte des collines coiffées, autrefois, de bosquets, aujourd’hui de pavillons. C’est à ce créneau que je guettais le retour de la belle saison, l’éveil des verdures, rêvais d’escapades. Dix-sept ans de ma vie, la seule, en vérité, dorment d’un sommeil de conte sous ces combles et c’était, cet après-midi, comme s’ils exigeaient de moi que je n’oublie pas qu’ils avaient été, que des questions se posaient en termes de vie ou de mort, déjà, auxquelles j’avais répondu comme je pouvais, tant mal que bien, avec les moyens du bord.

Pierre Bergounioux, « vendredi 31 décembre 1982 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 176.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
méditer

Il faut de moins en moins écrire et bientôt ne plus écrire du tout. L’écriture est contraire à la méditation. Ta paresse à méditer s’appuie sur ce que tu comptes te délivrer à demi en écrivant.

Pierre Drieu La Rochelle, « Journal 1944-1945 : 8 janvier », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 74.

Élisabeth Mazeron, 20 juin 2009
aventure

Je vivais, sans chercher à lui échapper, la situation qui m’était faite. Et ce qui m’avait paru d’abord insoutenable s’imposait à présent comme une œuvre nécessaire qui ne concernait pas seulement les objets autour de moi mais ma vie spirituelle tout entière. Comme je l’avais pressenti devant la feuille blanche, j’avais à accepter sans réserve la vacuité fondamentale des êtres, et par-dessus tout, celle de mon être propre. J’avais à m’incorporer, jusqu’à la plus parfaite identification, cette blancheur nulle à l’orée de laquelle je me tenais toujours debout, silencieux — absent, profondément, aux quelques objets qui subsistaient encore. Un consentement infini montait en moi dans l’immobilité de mes sens et dans la suspension de toute activité de l’intellect. Je m’aventurais vers un oui de tout mon être à ce qui en était la radicale négation. Et pour lors, je n’étais rien de plus que cette aventure.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 69.

Élisabeth Mazeron, 22 mars 2010
furent

On peut se tromper de chemin. Lorsqu’on le découvre, il n’est généralement plus temps de revenir à la bifurcation et de choisir l’avenir que nous assignaient un penchant inné, la voix profonde du grand passé. Ils furent sans effet parce que le présent, après avoir tardé sans mesure, a fini par nous atteindre et nous l’avons suivi au loin. Les bêtes dont j’avais partagé la résidence, croisé, parfois, la route enchantée, sont restées, elles, au pays de l’enfance. Elles m’attendent, peut-être, comme il m’arrive de rêver que je les retrouve. Ce sera pour une autre vie. Je ne sais pas.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 47.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
articulations

Nos articulations sont autant de mauvais plis pris par le corps qui lui interdisent mille postures avantageuses, mille gestes décisifs. Je prétendais y remédier.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 28.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
rêver

Il fait si froid qu’on ne peut s’arrêter nulle part, ni rêver ; la rêverie est prise dans la marche : une rêverie obstinée, de la pensée, plutôt, à l’état naissant, prête à bondir vers la joie ou la tristesse où elle se défait.

Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 68.

David Farreny, 4 sept. 2012
note

Ce doit être la tartine dit-il, il y a soixante ans que je n’en mange plus. Et il note sur un bout de papier pour le lendemain attention tartine.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 7 déc. 2013
inéluctable

Si inéluctable est une épée au-dessus de la tête, inéluctabilité n’en finit pas de se vider de son contenu.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 159.

David Farreny, 16 oct. 2014
épuisement

Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.

Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024

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