dialoguer

— Mais pourquoi tu es agressif comme ça ? me répond-on. J’accumule les maladresses, je serais un fâcheux pédagogue. Je participe mal aux conversations de chez nous, surtout intellectuelles ou qui l’imitent (parce qu’en plus ça s’imite : la grenouille qui se fait crapaud, la peste qui devient vérole). Toute chose que je dis devant quelqu’un se met aussitôt en orbite autour de son nombril et, pour me répondre, c’est à cette gravitation que mon interlocuteur réagit. Il ne conçoit pas la chose que je nomme, serait-ce un pauvre hareng saur : il contemple seulement le paysage de lui-même que crée la nouvelle lune que j’ai lancée. Et, selon la lumière qu’elle donne à son nombril, il approuve, critique, retouche ou, le plus souvent, élimine : la lune tombe. Son nombril est triste, je ne sais pas dialoguer.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
méandra

Rien n’est plus agréable que de discuter auprès d’un feu vif et pétillant de la formation des massifs montagneux qu’on a visités en été ; d’entendre causer de volcans, de planètes fracassées, de pétrifications. Et si d’aventure, on en vient à la paléontologie, il me faut aussitôt faire entrer dans la danse les mammouths et les gigantosaures : imaginez un peu un des Béhémoths qui se promène dans la forêt carbonifère et nourrit sa couvée avec des éléphants, un peu comme nos lézards d’aujourd’hui le font avec les mouches bleues : vive le pittoresque !

Mon regard gêné méandra dans la chambre.

Arno Schmidt, « Histoire raconté sur le dos », Histoires, Tristram, p. 54.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
lieu

« Je ne sais pas ». Presque une devise, à force de reprises. Je crois vraiment qu’en poésie l’important n’est pas de savoir mais de faire. On sait éventuellement un peu après, mais ce savoir frêle est déjà dépassé par le faire suivant. C’est cela, créer, à la différence de réaliser ou d’exécuter. Pas d’angoisse donc, dans cette position de non-savoir : c’est le lieu où il faut être pour écrire.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 12.

Cécile Carret, 4 mars 2010
enclos

Ce jour-là, dit-il, ne fut pas un jour très différent des autres jours. Depuis quelque temps, Ophélie avait découvert que son cœur l’avait quittée. Elle s’en était aperçue certaine nuit où, cherchant à s’endormir et ne pouvant trouver le sommeil, elle avait glissé sa main sous ses seins et avaient senti, en ces doux parages de chair, la place d’un grand vide où plus rien ne battait. Le précipité d’un désert. Un enclos d’absence, d’immobilité, de nullité d’être… Elle serrait sa main contre sa poitrine — et sa poitrine ne répondait pas. Elle fixait son écoute sur le point précis où, d’ordinaire, le martèlement du cœur se laissait entendre — mais aucune pulsation ne lui parvenait ni même une rumeur. Avec angoisse elle pressait ses mains sur ses côtés et les laissait ensuite doucement se détendre, absolument comme on voudrait s’emparer de quelque chose d’infiniment précieux et le retenir — et l’on s’aperçoit alors dans le retrait qu’il n’y a rien, qu’il n’y a plus rien, qu’il n’y a jamais rien eu. Et l’on recommence aussitôt — le même geste de saisie et de remise — car une telle évidence est proprement insupportable.

Claude Louis-Combet, « La raison d’Ophélie », Rapt et ravissement, Deyrolle, pp. 46-47.

Élisabeth Mazeron, 26 mars 2010
mendiant

Le vrai mendiant d’amour (c’est-à-dire le véritable angoissé) ne veut pas être aimé à cause, mais malgré.

Renaud Camus, « lundi 30 novembre 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 512.

Élisabeth Mazeron, 29 avr. 2010
empire

On diffère à un autre titre des montagnes ou des grains de poussière. Un grain de poussière qui atteindrait aux dimensions d’une montagne puis finirait par occuper la totalité de l’univers serait vraiment la seule chose. Alors que revêtu de l’ensemble des emblèmes de la puissance, couvert d’or, brillant d’un éclat tel qu’on en plisse les paupières, un type sera tenu de laisser subsister un espace de la taille d’un grain de poussière pour s’étendre et rayonner. Il aura besoin d’un autre type se regardant lui-même comme une tête d’épingle ou une miette de rien du tout pour fournir l’assurance qu’il est bien le seul. On acceptera la petite quantité de rien du tout qu’il est obligé de laisser subsister à l’extrême bord de son empire.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 28.

Élisabeth Mazeron, 3 juin 2010
fulgurent

Comme c’est drôle la vie, tout de même ! Des années – quelquefois – se suivent, se succèdent bêtement sans apporter quoi que ce soit de nouveau à votre destinée, si ce n’est que de rogner chaque jour, un peu, les ailes de ce stupide et charmant volatile qu’on appelle l’Espérance et puis, d’un coup, voilà qu’en un instant tout est changé ! Le marécage de votre plate existence se transforme brusquement en tumultueux océan. Des lueurs fulgurent le gris terne de votre firmament et des ailes, croirait-on, vous poussent aux omoplates.

Alphonse Allais, L’Affaire Blaireau, FeedBooks.

Cécile Carret, 11 nov. 2011
tout

Autun. L’électricien aux yeux noyés, une vieille belette. Les enfants le houspillent.

« Comment qu’ça va, missieur J. ?

– Tout doux, tout doux, du Giraudoux. »

À minuit la salle se vide dans un tonnerre, trop d’images dans la tête. On se retrouve tout seul avec 500 mètres à rembobiner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 59.

Cécile Carret, 18 juin 2012
interruption

J’ai le sentiment de ne savoir où diriger tous ces dons que le voyage prodigue avec tant d’abondance. Je n’ai plus de « projet » bien descriptible et cette longue interruption qui m’a fait tant de bien n’a fait aussi que renforcer ma perplexité. Amadou sec, j’attends ma flamme.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 129.

Cécile Carret, 28 juin 2012
quinquagénaire

Quinquagénaire, quel mot lent et pesant, et comme articulé déjà à un déambulateur. Je le réfute. Il ne dit rien de moi. […]

Quinquagénaire ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 78.

Cécile Carret, 16 fév. 2014
passage

Il m’arrive de publier, involontairement, des textes partiellement incompréhensibles ; et ils le sont parce que les enchaînements de ma démonstration sont obscurs, peut-être parce que l’idée que je cherche à exprimer est fausse. Mais il m’arrive aussi de publier, volontairement, des textes partiellement incompréhensibles ; et ils le sont parce que l’idée que je poursuis n’est pas claire dans mon esprit, et, si elle ne l’est pas, ce n’est pas parce qu’elle est fausse, mais parce qu’elle est vraie au contraire, plus vraie même que les vérités ordinaires. Cette vérité-là ne se laisse pas facilement atteindre : les phrases qui la cherchent ne marchent sur aucune route, elles se taillent dans la forêt grammaticale un passage qui ne mènera peut-être nulle part ; mais, si elles l’atteignent, et dans la difficulté même qu’elles ont eu à l’atteindre, cette vérité sera bien supérieure à celles, tracées par d’autres, qui me viennent naturellement à l’esprit et sous les doigts.

Bruno Lafourcade.

David Farreny, 23 fév. 2024

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