Armande avait beaucoup de traits de caractères fâcheux, pas si rares à vrai dire, qu’il acceptait en bloc comme les clés absurdes d’une ingénieuse devinette.
Vladimir Nabokov, La transparence des choses, Fayard, pp. 98-99.
Poser de nouveaux problèmes, c’est le meilleur moyen de résoudre les anciens.
Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 34.
Qu’est-ce qu’habiter « naturellement », cela dit ? Il y a là sans doute une contradiction dans les termes.
Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 250.
Je n’ai rien demandé d’autre à la vie que de ne rien me demander à moi.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 157.
Sur deux hauts tabourets non contigus, un couple désemparé, assis au bar, affalé plutôt, oreilles dans la paume de la main, coudes repliés, nez sur les verres, était trop las pour échanger encore les arguments flaccides d’une dispute éculée, filée au long d’un week-end raté. Une femme un peu ample, un peu blonde, un peu pas jeune, contemplait de sa caisse à travers les grandes baies nues, arrondies, le gris panorama et elle répétait pour elle-même, à de réguliers intervalles : « Ah non, ce temps, j’vous jure… » J’ai acheté là quelques cartes postales racornies, aux couleurs « faites main ». Je les ai maintenant sous les yeux. Elles rendent bien l’esprit du lieu. La salle à manger de l’hôtel, légèrement tremblée comme par un soupçon que peut-être on ne dort pas, est vraiment une vision de cauchemar. Mais la Promenade en pédalo sur le lac (circa 1953) fouaille mieux encore la mémoire hallucinée. Le pédalo est flanqué à chaque bord par la haute silhouette d’un cygne de bois, au bec orange dont l’orange glisse un peu vers les sapins du fond. La souriante promeneuse — et pourtant elle sait, cette femme sait quelque chose, et moi d’elle, de ses malheurs vers 1961 — a un chemisier bleu, son ami une chemisette verte et les cheveux très calamistrés. Passe à l’arrière-plan, sur l’embarcadère blanc du Chalet de la Plage, une jeune famille d’au moins cinq enfants. La plus jeune des petites filles porte une jupe du même vert cru que la chemisette du si bien coiffé pédaleur. On sent qu’on se battra pour elle, à la sortie de bals de village, les samedis soirs.
Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., pp. 63-64.
Les champions de l’art actuel ont épuisé leurs dernières cartouches en accusant ceux qui le dénigrent d’être aussi obtus que les spectateurs du siècle passé lorsqu’ils riaient de Manet ou de Cézanne, et s’opposaient à l’érection du Balzac de Rodin. Ils n’ont fait que poursuivre une opération de chantage et d’intimidation qui commence à sentir le renfermé. Quant aux avant-gardistes d’autrefois (de l’époque maintenant antédiluvienne où cette notion avait un sens), s’ils ont été dénoncés comme suspects de ne pas toujours avoir été là où ils devaient être, c’est-à-dire à la pointe du progrès et de la lutte pour l’émancipation, c’est que ceux qui s’occupent des avant-gardes d’aujourd’hui sont d’abord et surtout à la pointe du pouvoir. Progressistes dans le vide, émancipateurs sans risque, avant-gardistes connivents, tous les sourcilleux examinateurs de la « récupération » des mouvements révolutionnaires de jadis sont des récupérés de naissance ou de vocation dont le travail consiste à camoufler sans cesse cette récupération. Les souteneurs de l’art contemporain mènent une nouvelle guerre de l’opium pour faire accepter comme œuvres d’art la pacotille que bricolent depuis près de cinquante ans des hommes et des femmes qui ne s’intitulent artistes que par désœuvrement.
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 75-76.
L’été ne craint pas la mort comment
le pourrait-il. Toute une famille
sémillante et colorée s’en remet à l’été
Chimère que l’été Folie
mais oser s’y soustraire…
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.
Nos articulations sont autant de mauvais plis pris par le corps qui lui interdisent mille postures avantageuses, mille gestes décisifs. Je prétendais y remédier.
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 28.
Lectures : le fond des miennes, ces temps-ci, ce sont les présocratiques, toujours. Je dévale Xénophane, je gravis Héraclite avec des sandales ailées, je m’allonge en Épicharme, hume Alcméon, frôle Iccos, Paron, Aminias, feinte Euphranor et contemple ébloui Parménide, avant que d’affronter le cruel Zénon, Zénon d’Élée. Interminable est le voyage, à travers les petits caractères et les italiques du texte de la Pléiade, d’autant que toutes les trois lignes se proposent ces chemins de traverse, les notes, sans compter l’ensorceleur index des irrésistibles doxographes. Qui saurait se défendre efficacement contre Porphyre, contre Posidonius d’Apamée, contre Favorinus d’Arélate (c’est-à-dire d’Arles), « le plus ancien philosophe gaulois, platonicien puis sceptique » ? Not me, that’s for sure. Bacchios de Tanagra me trouve ville ouverte. Chaméléon d’Héraclée, qu’Athénée de Naucratis (à ne surtout pas confondre avec Athénée le Mécanicien, le plus sexy, forcément) s’obstine à citer sous le nom de Chaméléon du Pont, me fait rendre les armes, pâmé, tandis que Terpandre et saint Fulgence le disputent en ma haute mais capricieuse faveur à Rufus d’Éphèse et à Tertullien. Pour le fond, s’il y en a un, je ne suis pas sûr d’y comprendre grand-chose. Est-ce de science, qu’il s’agit ? Mais pourquoi se donner le souci de tâcher de saisir ce que sont les théories astronomiques, cosmologiques, physiques ou médicales des uns et des autres, puisque non seulement elles sont fausses, archi-fausses, pour la plupart, mais elles paraissent, même, tout à fait gratuites ? Pour Thalès le principe de toute chose est l’eau, pour Anaximène c’est l’air, pour Xénophane de Colophon c’est la terre, pour Héraclite c’est le feu. Pour Anaximandre, c’est l’Illimité. So what ? Que nous enseignent ces doctrines ravagées, sinon leur propre errance, leur suffisance parfois, leur cocasserie bien souvent ? Relèvent-elles de la philosophie ? C’est à craindre.
Renaud Camus, « mercredi 24 août 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 248.
Or nos mains commençaient leur tâton dans la nuit.
Nos mains, veuves bientôt de ta chair, de ton nombre,
De ta raison, de tes courbes d’éternité,
De ton profil par le dieu des fuites dicté,
Nos mains te demandaient dans l’ombre, ô certitude,
Comme un homme éveillé par l’angoisse nocturne
Demande et trouve, immortelle et simple, et bénit
La tranquille assertion d’un flanc doux d’épousée.
Marcel Thiry, « Prose de la nuit du onze mai », Grandes proses, Actes Sud, p. 26.
Tout le jour, j’avais échappé à sa traque obstinée. Mais là, je n’en pouvais plus. En trois bonds, le lion fut sur moi. Il me fit rouler au sol d’un coup de patte et, comme il s’apprêtait à refermer ses crocs sur ma gorge, je lui montrai le soleil qui se couchait derrière les hautes herbes :
– Ce n’est pas plutôt l’heure où vous allez boire ?
Éric Chevillard, « lundi 9 juin 2014 », L’autofictif. 🔗
En montrant les conditions sociales d’une préférence, le relativiste s’imagine avoir résolu le problème de sa valeur.
Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 34.