À mon sens, la plus grande faveur que le ciel nous ait accordée, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas causé trop de mal jusqu’à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons : alors, cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix d’un nouvel âge de ténèbres.
Howard Phillips Lovecraft, L’appel de Cthulhu.
Je ne peux pas raconter cela… cette histoire… parce que je raconte après coup. La flèche, par exemple. Cette flèche… Cette flèche, là, pendant le dîner, n’était pas du tout plus importante que la partie d’échecs de Léon, le journal ou le thé : tout se trouvait à un même niveau, tout concourait à ce même moment, dans une sorte de concert, de bourdonnement d’essaim. Mais aujourd’hui, après coup, je sais que le plus important était cette flèche, donc dans mon récit je la mets au premier plan et, d’une masse de faits indifférenciés, je dégage la configuration du futur.
Comment ne pas raconter après coup ? Ainsi il faudrait penser que rien ne sera jamais exprimé pour de bon, restitué dans son devenir anonyme, que personne ne pourra jamais rendre le bredouillement de l’instant qui naît ; on se demande pourquoi, sortis du chaos, nous ne pourrons jamais être en contact avec lui : à peine avons-nous regardé que l’ordre naît sous notre regard… et la forme.
Peu importe. Passons.
Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 41.
Rêves irrévocables
Aucun réveil ne peut révoquer
Ce dont une nuit on a rêvé
Alors sur le quai de la gare
Tu te réveilleras trop tard
Tu verras ta vie s’éloigner
Comme ce qui s’évade du miroir
Quand on ouvre ses yeux dans le noir
Jusqu’à quand se poserait-il la question, « c’est quoi les autres ? ». Des agités-isolés, des médecins, des choses avec un débit, un début, une fin, des épisodes.
Dominique de Roux, La jeune fille au ballon rouge, Le Rocher, p. 46.
San Michele. Étrange effet que de marcher sur ce sol fait presque tout entier de dalles funéraires. Ces plaques de marbre, pressées les unes contre les autres comme les pierres taillées d’un édifice, rappellent l’origine du mot « monument », le mémorial, le memini de l’esprit qui se souvient. L’exemple premier, le plus simple, le plus évident, est la pierre tombale. C’est sur les tombeaux des morts que se sont bâties les cultures.
Le vertige est ici d’autant plus fort que ces plaques sont des calcaires à gryphée, très dures, à peine entamées par les millions de pas qui se sont succédé à leur surface depuis des siècles, et l’on y distingue des fossiles, enroulés sur eux-mêmes comme de gros ressorts, qui renvoient à la machinerie inimaginable du Temps.
Jean Clair, « La première pierre », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 171.
Le fait qu’il est dans lui-même pour lui-même, l’animal l’expose, et cette exposition est la voix. Mais seul l’être sentant peut exposer le fait qu’il est sentant. L’oiseau dans les airs et d’autres animaux émettent des sons vocaux sous l’effet de la douleur, du besoin, de la faim, de la satiété, du plaisir, de l’allégresse, de l’ardeur du rut : le cheval hennit lorsqu’il va à la bataille ; les insectes bourdonnent ; les chats, quand cela va bien pour eux, ronronnent. Mais le geste théorétique de l’oiseau qui chante est un mode plus élevé de la voix ; et que la chose aille si loin chez l’oiseau constitue déjà une particularité relativement au fait que les animaux en général ont une voix. Car, tandis que les poissons, dans l’eau, sont muets, les oiseaux planent librement dans les airs comme dans leur élément ; détachés de la pesanteur objective de la terre, ils remplissent l’air d’eux-mêmes et extériorisent leur sentiment d’eux-mêmes dans l’élément particulier. Les métaux ont un son, mais pas encore de voix ; la voix est le mécanisme devenu spirituel qui s’exprime ainsi lui-même. L’être inorganique ne montre sa déterminité spécifique que s’il est sollicité, que s’il est battu ; tandis que l’être animal résonne de lui-même.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 640.
Eh bien ! Barnabé n’a pas ce costume, ce n’est pas seulement humiliant, avilissant, ce qui serait encore supportable, mais, surtout aux heures pénibles — et nous en avons quelquefois, souvent même, Barnabé et moi — cela donne à douter de tout. Est-ce bien du service comtal ce que fait Barnabé, nous demandons-nous alors ; certes il entre dans les bureaux, mais les bureaux sont-ils le vrai Château ? Et même si certains bureaux font bien partie du Château, est-ce que ce sont ceux où il a le droit de pénétrer ? Il va dans des bureaux, mais dans une seule partie de l’ensemble des barreaux, après ceux-là il y a une barrière, et derrière cette barrière encore d’autres bureaux. On ne lui interdit pas précisément d’aller plus loin, mais comment irait-il plus loin, une fois qu’il a trouvé ses supérieurs, qu’ils ont liquidé ses affaires et qu’ils l’ont renvoyé ? Et puis on est observé constamment là-bas, on se le figure tout au moins. Et, même s’il allait plus loin, à quoi cela servirait-il s’il n’a pas de travail officiel, s’il se présente comme un intrus ? Il ne faut pas te représenter cette barrière comme une limite précise, Barnabé y insiste toujours. Il y a aussi des barrières dans les bureaux où il va, il existe donc des barrières qu’il passe, et elles n’ont pas l’air différentes de celles qu’il n’a pas encore passées, et c’est pourquoi on ne peut pas affirmer non plus a priori que les bureaux qui se trouvent derrière ces dernières barrières soient essentiellement différents de ceux où Barnabé a déjà pénétré. Ce n’est qu’aux heures pénibles dont je te parlais qu’on le croit. Et alors le doute va plus loin, on ne peut plus s’en défendre. Barnabé parle avec des fonctionnaires, Barnabé reçoit des messages à transmettre, mais de quels fonctionnaires, de quels messages s’agit-il ? Maintenant il est, comme il dit, affecté au service de Klamm et reçoit ses missions de Klamm personnellement. C’est énorme, bien des grands domestiques ne parviennent pas si loin, c’est même presque trop, c’est ce qu’il y a d’angoissant. Imagine : être affecté directement au service de Klamm ! Lui parler face à face ! Mais en est-il ainsi ? Oui il en est ainsi, il en est bien ainsi, mais pourquoi Barnabé doute-t-il donc que le fonctionnaire qu’on appelle Klamm dans ce bureau soit vraiment Klamm ?
Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 669-670.
Mais ça n’a rien à voir avec sa jupe. Si, quand même. Pour moi, si. Peu importe, je sais ce que j’aime, sa jupe. Elle aussi, sinon elle l’aurait pas achetée. Donc nous aimons la même jupe. Donc à travers la même jupe nous nous aimons. Donc je l’aime. Tu charries. Non. Une femme comme elle qui aime comme moi une jupe imprimée de fleurs aussi belles est forcément digne, je veux dire destinée à être aimée par un type comme moi. Autrement dit, si j’aime ce qu’elle aime, elle devrait normalement m’aimer.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 67.
D’un côté, les choses vont bien pour moi. […] Je suis bien adaptée à ce bas-monde, je ne suis pas une petite nature. Ma grand-mère transportait du fumier. D’un autre côté, je ne vois que des signes négatifs. Je ne sais plus pourquoi je suis sur terre. Je ne suis indispensable à personne, je suis là et j’attends, et, pour l’instant, je n’ai ni but ni tâche en vue. Je n’ai pas pu m’empêcher de me remémorer avec intensité une conversation que j’ai littéralement soutenue avec une intelligente Suissesse, et tout au long de laquelle, en réaction à tous les projets d’amélioration du monde, je m’accrochais à cette phrase : « La somme des larmes reste constante. » Quelles que soient les formules ou les bannières auxquelles les peuples se rallient, quels que soient les dieux auxquels ils croient ou leur pouvoir d’achat : la somme des larmes, des souffrances et des angoisses est le prix que doit payer tout un chacun pour son existence, et elle reste constante. Les populations gâtées se vautrent dans la névrose et la satiété. Ceux auxquels le sort a infligé un excès de souffrances, comme nous aujourd’hui, ne peuvent s’en sortir qu’en se blindant. Sinon, j’en viendrais à pleurer jour et nuit. Or, je le fais tout aussi peu que les autres. Il y a là une loi qui régit tout cela. N’est apte au service que celui qui croit à l’invariance de la somme terrestre des larmes, n’a aucune aptitude à changer le monde ni aucun penchant pour l’action violente.
Anonyme, Une femme à Berlin. Journal, 20 avril-22 juin 1945, Gallimard, p. 176.
Le compas a peut-être de la compassion pour tout ce qu’il entoure, mais sa pointe est douloureusement fichée dans mon nombril.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 164.
L’été n’est pas une saison vivante mais une saison vécue.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 236.
Sitôt apparue abolie, la jolie passante est une étoile filante, la preuve en est encore, mon pauvre ami, que ton vœu ne se réalisera pas.
Éric Chevillard, « mercredi 13 septembre 2023 », L’autofictif. 🔗