Ada était un rêve de beauté blanc et noir avec une touche de fraise à quatre endroits, une reine de cœur symétrique…
Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 447.
Comme les hommes, les choses meurent et leur mort, comme la nôtre, nous échappe. Dans le premier cas, le tableau de la corruption est si peu tolérable aux vivants qu’ils confient la dépouille à la terre, à ses sombres mystères, marquant d’un signe conventionnel, pierre, croix, croissant ou poteau funéraire, l’emplacement où la chair redevient poussière. Les artistes ont abondamment représenté le stade ultime, danses macabres et crânes des vanités, mais non pas la transition.
Pierre Bergounioux, « Friches », Les restes du monde, Fata Morgana, p. 39.
cette vision nocturne d’un homme qui va
en poussant devant lui une espèce de manche
au bout duquel se trouve une longue guenille
promenée aux rigoles de la rue déserte
cette vision lugubre au milieu de la nuit
de la réalité nocturne du quartier
un homme noir qui pousse ce long instrument
sur le revêtement de la rue bitumeuse
un être appartenant à l’existence humaine
promène dans la nuit une espèce de manche
au bout duquel se trouve une longue guenille
qui passe dans la rue et rassemble l’ordure
oh ! la tranquillité du geste répété !
oh ! la répétition des crasses rejetées
chaque jour sur la rue anonyme où déjà
la pute a disparu parce qu’il se fait tard !
j’ai fermé la fenêtre et baissé le volet
j’ai tiré les rideaux j’ai éteint la lumière
et par le noir de mon cerveau j’ai essayé
d’attraper quelque chose comme un somnifère
pour m’enfoncer au rêve que mon cœur espère
William Cliff, « Hôtel Balima », Immense existence, Gallimard, pp. 38-39.
Un taxi me conduit jusqu’à Mériadeck, à travers le décor urbain qui ravive les souvenirs d’il y a trente-cinq ans. La traîne de la mémoire, derrière nous, prend, à la fin, une ampleur, une longueur encombrantes, effrayantes. Difficile de composer avec les images, les affects restés des mondes traversés. Où que je me transporte, maintenant, je vois accourir les fantômes des années mortes. Les heures qui ne sont plus se mêlent à celles, tardives, où je suis parvenu, dont elles accusent, par contraste, le désenchantement, la grisaille. J’ai vécu.
Pierre Bergounioux, « samedi 6 décembre 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 447-448.
Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
Guy Debord, « La séparation achevée », La société du spectacle, Gallimard, p. 15.
— Alors vous êtes un écrivain sans livre, un absent, en quelque sorte, lui a-t-elle dit en riant.
— C’est ça : un écrivain sans œuvre ; un songe ; un écrivain songé par la littérature même.
Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 174.
Le rapport entre le mystère et l’ignorance : est-ce leur méconnaissance d’elles-mêmes qui obscurcit les choses ? Doivent-elles ignorer qu’elles sont mystérieuses ?
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 137.
La femme dit : « Faisons encore une photo avant de nous en aller. » Sur l’image on la voyait tout d’en bas, baissant le regard, sur fond de ciel ; avec à peine la pointe des sapins. La femme s’écria comme effrayée : « Alors, c’est ainsi que les enfants voient les adultes ! »
Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 96.
9 septembre, Simiane. Elle court vers moi sur la route. Le talus du petit bois. La maison des jeunes princesses. Dans sa lettre du 10 : « Je descends à la salle à manger où nous avons fait la sieste hier, pour dire au revoir à tous les témoins. Je joins une feuille qui a vu notre amour… Je t’aime. » — Puissé-je encore aller en elle où je voudrai ; oui, habillée ou nue, la tenir à merci, tandis qu’elle criera, blanche force daguée !
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 81.
Ce qu’on cache c’est le pareil-que-les-autres. On en fait un secret. Un occulte. Pour camoufler le néant. Les visages sont différents, pas les corps.
Philippe Muray, « 7 janvier 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 409.
Les penseurs tristes ne nous guérissent pas de l’inconfort d’être nés. Leur esprit aère le nôtre en en chassant le Sérieux. Les penseurs de la joie, qui ne sont pas forcément joyeux, nous vantent le rire. Les penseurs tristes qui ne sont pas pour autant des penseurs de la tristesse nous rendent le sourire. Le rire des premiers dépend du hasard. Le sourire des seconds vient de leur humour, qu’il soit froid, noir ou terroriste — raison pourquoi nous avons toujours de l’agrément à rouvrir leurs ouvrages au moindre coup de mou.
Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.